8 Mars 2021
HISTOIRE DU VIN DE BOURGOGNE
Peut-être plus qu’ailleurs, les vignobles furent créés par les évêques et abbés. Ils méritaient d’ailleurs jusqu’à la fin de l’ancienne monarchie, le titre de pater vinearum, père des vignes. Mais la vigne était implantée depuis plusieurs siècles.
Époque gallo-romaine et invasions barbares
On ne sait aujourd’hui pas précisément qui introduisit les premières plantations de vigne en Bourgogne. La vigne aurait été introduite en Gaule au VI ème siècle av. J.-C. en provenance de Suisse. D’autres historiens pensent que ce sont les Grecs qui sont à l'origine de la culture de la vigne. Les Romains trouvèrent des plantations lorsqu’ils occupèrent la Gaule (52 avant J C) ; des études historiques semblent assurer que le pinot noir est l’ancêtre de la syrah et le père du chardonnay et du gamay.
L’édit de l'empereur romain Domitien, en 92, exprima le protectionnisme impérial. Il interdisait la plantation de nouvelles vignes hors d’Italie et fit arracher partiellement les vignes des rivages méditerranéens et en Bourgogne afin d’éviter la concurrence. Le vignoble résultant suffisait toutefois aux besoins locaux. Probus annula cet édit en 280 et la viticulture locale de la région se développa, la Bourgogne étant un carrefour, un lieu de transit pour le commerce.
Moyen Âge et Grandes heures des ducs de Bourgogne
Dans le sillage du christianisme
Dès le début du VI ème siècle, l’implantation du christianisme avait favorisé l’extension de la vigne par la création d’importants domaines rattachés aux ordres religieux. Deux de ces abbayes eurent une importance non seulement à l'échelle locale mais aussi européenne : l'abbaye de Cluny (fondée en 909) pour le Mâconnais et le Chalonnais, puis l'abbaye de Cîteaux (fondée en 1098) avec des plantations en Côte-d'Or, en Côte chalonnais et en chablisien. À partir de 1214, les cisterciens de l’abbaye de Pontigny rattachée à Cîteaux, avaient une vigne dans le vignoble de Chablis. Les abbayes reçoivent des dons de la noblesse locale, souvent sous forme de terres. Elles établissent de vastes domaines, agrandis par l’achat de nouvelles parcelles. Les moines développent un savoir-faire viticole, transmis et amélioré de génération en génération. Leurs méthodes rigoureuses s’intéressent à tous les aspects de la viticulture (nature du sol, taille de la vigne, comparaison et sélection des cépages, conservation du vin, etc.). Surtout, les religieux posent les bases de deux notions fondamentales pour l’identité du terroir bourguignon :
Les Climats
Ce sont des lopins de terre délimités précisément, selon la nature du sol et les conditions climatiques locales. Ces parcelles donnent des vins de caractères différents, soigneusement hiérarchisés par les moines, en fonction de leur qualité. Aujourd’hui, en Bourgogne, vous pouvez découvrir des milliers de Climats, dont certains sont mondialement connus.
Les Clos
Il s’agit de Climats entourés de murs, construits par les religieux pour protéger la vigne des animaux. Les Clos ont façonné les paysages de Bourgogne. Ils incarnent aussi la continuité de la tradition bourguignonne : entre le Moyen Âge et la Révolution, certains ont connu seulement un ou deux propriétaires. Le clos de Bèze fut fondé entre 630 et 640, le clos de Vougeot en 1115 et le clos de Tart en 1141
Au cours du pontificat de Clément VI (1342-1352), Pape en Avignon, les cisterciens bourguignons subdivisèrent le Clos-de-Vougeot en trois climats afin de sélectionner la cuvée du Pape. Cette faveur pour un vin rouge fut une nouveauté du XIV ème siècle, les vins les plus appréciés jusqu’alors étant blancs. Le rôle joué par la Cour pontificale d’Avignon dans cette mutation du goût fut essentiel. En effet le vin de Beaune, dont le Clos-Vougeot, descendait par la voie fluviale Saône-Rhône plus facilement vers le sud. Alors que pour atteindre Paris, il devait aller en charroi durant 140 km pour rejoindre l’Yonne. Ce vin fut encore au cœur de la vie pontificale d'Avignon, en 1364, quand Urbain V menaça d’excommunication Jean de Bussières, abbé de Cîteaux, s’il continuait à approvisionner en Clos-Vougeot ses cardinaux réticents à rejoindre Rome. Cette menace fut annulée par son successeur, Grégoire XI, grâce à un envoi important de vin.
Les ducs de Bourgogne et l'organisation de la production
A partir du XIV ème siècle, les Ducs de Bourgogne, propriétaires de nombreux vignobles, connaissent une grande prospérité économique et politique. Le vin devient alors un attribut de puissance et de richesse, symbole de goût et de raffinement.
C'est sous leur règne que furent édictées les règles destinées à garantir un niveau qualitatif élevé. En l'an 1395, Philippe le Hardi décida d’améliorer la qualité des vins et interdit la culture du vil et déloyal gamay au profit du pinot noir sur ses terres. En 1416, Charles VI fixa par un édit les limites de production du vin de Bourgogne. Aux XIV ème et XV ème siècle, la dynastie Valois des ducs de Bourgogne régna sur l’art et le goût d'une grande partie de l’Europe, ce qui favorisa la diffusion du vin de Bourgogne.
Les Hospices de Beaune.
Nicolas Rolin, chancelier de Philippe le Bon, et son épouse Guigone de Salins décidèrent de créer un hôpital pour les pauvres à Beaune. C'est ainsi qu’en 1443 fut lancée la construction de l'Hôtel-Dieu. Les Hospices de Beaune devinrent rapidement propriétaires d'un grand domaine viticole grâce à des dons, le premier en 1457, et des héritages de riches seigneurs bourguignons à partir de 1471, vignobles qui sont restés dans leur patrimoine jusqu'à nos jours.
Période moderne
En 1652, des médecins estiment que le vin de Beaune est la plus saine comme la plus agréable des boissons ; en 1693, le roi Louis XIV ème se vit prescrire par son médecin Fagon, des vins de Bourgogne comme vin de régime. Cette médication était censée espacer ses crises de goutte.
Les premières maisons de commerce et les négociants-éleveurs s’installèrent à Beaune dès le début du XVIII ème siècle. Ces commerçants d’un genre nouveau achètent des vins aux vignerons, puis les font vieillir eux-mêmes dans leurs caves, avant de les revendre. Edme Champy, qui fonde sa maison en 1720, est le premier de ces négociants-éleveurs bourguignons. Ces professionnels contribuent au rayonnement de la Bourgogne : leurs activités suscitent un grand intérêt pour les vins bourguignons, au-delà des frontières françaises.
La riche bourgeoisie et les parlementaires investirent également en Bourgogne, prenant en charge les vignobles des abbayes et monastères en déclin. En 1760, Louis François de Bourbon, prince de Conti acquit un petit clos de l'abbaye de Saint-Vivant à Vosne-Romanée dénommé La Romanée.
En 1787, la renommée des grands vins traverse l’océan Atlantique. Cette année-là, Thomas Jefferson, futur Président des Etats-Unis alors ambassadeur des États-Unis en France, visite le vignoble bourguignon. Il en donne la première description née d’une plume étrangère et dresse une hiérarchie des cuvées. Celle-ci demeure valable de nos jours. Sous son influence, la cave de la Maison Blanche s’ouvre à son tour aux vins de Bourgogne.
La Révolution, en 1789, les vignes de la noblesse et des religieux furent vendus comme biens nationaux Ainsi la Romanée de Monsieur de Conti fut cédée à des bourgeois bourguignons, et pourtant le vignoble fut renommé à cette époque « Romanée-Conti ». Il est certain que les vignobles acquis par de riches commerçants et négociants virent dès lors la qualité de leurs vins s'améliorer.
Période contemporaine
Après la Révolution, les propriétés furent morcelées entre les héritiers d'un domaine, faisant en sorte que les parcelles de chaque propriétaire devinrent de plus en plus petites. Le vin préféré de Napoléon était le Chambertin. Des ouvrages et travaux de cartes commencèrent alors à être édités. Cela entraîna une bonne connaissance des crus et permit un début de hiérarchisation des meilleurs terroirs de Bourgogne au tout début du XIX ème siècle. Les premiers classements sont proposés en 1827 et 1831. Ils sont réutilisés en 1855, en vue de l’exposition universelle de Paris, par le docteur Lavalle. Celui-ci établit une hiérarchisation officielle des vins.
Dans les décennies 1830-1840, la pyrale survint et attaqua les feuilles de la vigne. Elle fut suivie par l'oïdium. En dépit de ces deux problèmes, la viticulture bourguignonne se redressa. Elle prit un essor économique encore plus vigoureux avec la création en 1851 de la ligne de chemin de fer entre Paris et Dijon. Ce fut cette même année que les hospices de Beaune organisèrent leur première vente aux enchères.
Le phylloxéra.
Ce fut dans ce contexte qu'arrivèrent deux nouveaux fléaux de la vigne. Le premier fut le mildiou, le second le phylloxéra. Cet insecte venu d'Amérique mit très fortement à mal le vignoble bourguignon. Sa présence fut observée le 15 juin 1875 à Mancey, puis à Meursault le 17 juillet 1878… Après de longues recherches, on finit par découvrir que seul le greffage permettrait à la vigne de pousser en présence du phylloxéra. Certains vignobles, comme la Romanée Conti, furent longtemps cultivés franc de pied, c'est-à-dire sans porte-greffe : les dégâts du phylloxéra étaient alors maîtrisés par des injections de sulfure de carbone dans le sol. Quant au mildiou, il provoqua un désastre considérable en 1910. Ces deux ravages viticoles eurent des conséquences sociales importantes d'autant plus que la pénurie provoqua des fraudes : les vins du terroir furent coupés avec ceux d'autres régions et certains négociants allèrent jusqu'à fabriquer des vins artificiels.
XX ème siècle
Les viticulteurs décidèrent de s'organiser afin de lutter contre la fraude. Ils créèrent la première cave coopérative de Bourgogne, la Chablisienne qui vit le jour en 1920.
Le château du Clos de Vougeot.
Quelques propriétaires-récoltants de la Côte-d'Or refusèrent, dès 1930, de vendre leur vin en vrac au négoce. Ils créèrent à huit un consortium pour mettre eux-mêmes leurs vins en bouteilles. Un dépôt fut créé à Nuits-Saint-Georges. Si la première année ils ne vendirent à eux tous que quatre cents bouteilles, au bout de trois ans, la vente du stock annuel se fit en totalité. La Bourgogne avait des vignerons qui faisaient eux-mêmes leurs mises en bouteilles et garantissaient l'origine de leurs vins.
Mais les conséquences de la crise de 1929 touchent durement l'économie viticole. Pour promouvoir les grands vins de Bourgogne, la Confrérie des Chevaliers du Tastevin fut créée en 1934. Elle s'installa au château du Clos de Vougeot en 1945.
Henri Gouges et le sénateur Joseph Capus se sont battus pour obtenir la création des appellations d'origine contrôlée. Leur action permit que plusieurs terroirs de Bourgogne soient reconnus en AOC dès 1936. La première appellation de Bourgogne à être reconnue fut Morey Saint-Denis.
En 1938, nait la Saint-Vincent tournante à l'initiative de la Confrérie des chevaliers du Tastevin, manifestation se passant le dernier week-end de janvier. D’abord locale, elle attira de nombreux amateurs.
Ce n'est qu'à la veille de la Première Guerre mondiale que le vignoble bourguignon reprit son essor. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le manque de main-d'œuvre et de produits de traitement (dont en particulier le cuivre qui est le principe actif de la bouillie bordelaise et de la bouillie bourguignonne) entraîna une nouvelle baisse de la production. Ceci n'empêcha point qu'en 1943 les premiers crus furent créés.
Dans la deuxième moitié du XXème siècle, sont créées plusieurs confréries vitivinicoles : Confrérie des Piliers Chablisiens (1953), Confrérie des Chevaliers du Cep Henry IV (1963), Confrérie des Trois Ceps (1965), Confrérie de la Saint-Vincent et disciples de la Chanteflûte (1971), Confrérie de Saint-Vincent de Mâcon (1971 aussi), Confrérie de Saint Vincent et des Grumeurs de Santenay (1989), Confrérie des Foudres Tonnerrois (1994)... Apparition de l'enjambeur dans les années 1960-70, qui remplace le cheval. À la fin des années 1970, la Bourgogne comptait environ 34 000 hectares en AOC. Les techniques en viticulture et œnologie ont bien évolué depuis 50 ans (vendange en vert, table de triage, cuve en inox, pressoir électrique puis pneumatique...).
XXI ème siècle
Lors de la canicule de 2003, les vendanges débutèrent pour certains domaines cette année-là à la mi-août, soit avec un mois d'avance, des vendanges très précoces qui ne s'étaient pas vues depuis 1422 et 1865 d'après les archives.
En 2012, une candidature au patrimoine mondial de l’Unesco est déposée pour y classer les climats du vignoble de Bourgogne. La procédure a été entamée en 2009, et le classement a été obtenu le 4 juillet 2015.
HISTOIRE DU VIN DE BORDEAUX
DE L’ANTIQUITE AUX PREMIERES MISES EN BOUTEILLE
Les vins antiques
Toutes les appréciations de l'époque nous vantent des vins blancs liquoreux, élaborés à partir de raisins passerillés (concentrés par le soleil). La conservation et le transport se faisaient en amphores d’argile cuite, enduites de pois ou de résine (étanchéité) de 25 à 40 litres, scellées avec un bouchon de liège. Beaucoup d’ingrédients y étaient mélangés. Pline qualifiait de « vins grecs » des vins où l’on associait des feuilles, des écorces, des racines, des fleurs, des fruits ou des substances balsamiques (encens, myrrhe...), des épices, de la résine (Alep), du miel, de la poudre de marbre ou du plâtre... Cette savante cuisine donnait au vin de la saveur et conférait des vertus protectrices pour sa conservation et même thérapeutiques. Les voyageurs prévoyants portaient une gourde de « condition » (miel et épices) pour améliorer les vins locaux. Virgile, dans les Géorgiques, célèbre les vins blancs « doux, légers mais capiteux » à l'ouest du delta du Nil. En Grèce, ceux des îles de la mer Egée : Thassos, Lemnos, Lesbos, Chio, Samos, Cos, Rhodes, Candie, étaient expédiés dans tout l'empire. L'Italie n'avait rien à leur envier. Les crus les plus célèbres sont apparus autour des grandes cités : Vérone, Rome (Albonum), Naples (Massicum, Surrentinum, Falernum). À Falerne, le premier cru romain, le Clos Faustianum, offrait trois types de vin : un léger, un doux, un fort. Le millésime 121 av. J.-C, l’année du consulat d'Opinius, était très recherché. Un siècle et demi après, les gourmets romains se disputaient les dernières amphores.
Ces vins blancs doux, forts, aromatisés, parfois vinés, qui vieillissaient longtemps étaient consommés dilués avec de l'eau tiède, de mer de préférence. On reste sceptique sur la qualité propre des vins de l'Antiquité. Ressemblaient-ils aux vermouths que les italiens ont réinventés au XIX ème ? Ce n'est pas par l'analyse de l’extrait sec – ce qui reste du vin après évaporation - retrouvé au fond des amphores dans la cale des bateaux engloutis par la mer, ni par les sensations gustatives qu'ont éprouvées les archéologues après avoir dilué ces résidus dans de l’eau, qui peuvent nous renseigner sur leur goût.
Le Claret
Pline observe qu'au début de l'ère chrétienne, le goût des Romains évolue vers des vins plus légers, aromatiques et plus naturels. Pline l'Ancien dans son Histoire naturelle, au milieu du 1er siècle après J C, écrit "le vin le plus salubre est celui dont le moût n'a reçu aucune adjonction, et c'est encore mieux si ses conteneurs n'ont pas été enduits de poix". En effet, à cette époque apparaissent les premiers vins gaulois : des vins rouges, légèrement colorés, et marqués par le goût « authentique » de leurs cépages et de leur terroir. On a la preuve archéologique (1) au début de la culture de la vigne dans Burdigala au 1er siècle, par la disparition des amphores romaines et catalanes, de forme allongée et l'apparition d'amphores gauloises de forme ronde ayant contenu le vin local. Celui-ci ressemble à un vin léger, tendre, clair (vinum clarum) qu’affectionne la société romaine. Il n’est qu’un « Claret » issu de cépages rouges et blancs, en mélange dans la parcelle puis dans la cuve. Il ne se conserve pas car on n'y ajoute plus d’ingrédients comme la résine ou même le soufre qui étaient utilisés dans l’Antiquité et surtout car on abandonne la terre cuite pour le fût en bois (chêne, châtaigner...) beaucoup plus poreux. Ainsi le vin de Bordeaux devient périssable et se consomme en primeur. On le tire de la barrique en perce et plus il est vieux, moins il est cher. Et pourtant les Anglais qui occupent l’Aquitaine pendant trois siècles (1152-1453) l’importent en fût et l’apprécient déjà pour sa finesse bien qu’il ne présente aucune ressemblance avec le vin rouge actuel. L’art d’élever les vins et de les faire vieillir n’était pas encore connu.
Le « New French Claret »
Avec la rencontre de cépages nobles sur des sols maigres et secs, sous un climat tempéré, la qualité des vins de Bordeaux s'est lentement transformée. Il fallut les esprits éclairés de Bordelais et de quelques Anglo-saxons pour créer au XVII ème un nouveau style de vin. Vers 1630, des marchands hollandais s'installent sur le quai des Chartrons et initient une jeune génération de maîtres de chai à de nouvelles techniques. Ouillage (2), collage au blanc d'oeuf, (3) soutirage (4), tirage au fin, logement en fût neuf pendant plusieurs années, facilité par l'utilisation de la mèche soufrée (5), en furent les procédés les plus marquants. Un grand pas était franchi, celui qui consistait à isoler les raisins rouges, les faire cuver (grande innovation), à élever le vin et, de ce fait, à l'améliorer grâce au jeu de manipulations bien précises. A la vinification d’un vin peu coloré, peu tannique, peu corpulent et de faible longévité se substitue lentement, à partir de 1650, la technique de macération des raisins rouges cuvés isolément, et par conséquent l’obtention d’un nouveau style de vin « le New French Claret ». C’est un vin coloré, riche en extrait de fruit et en tannin, dont l’élevage probatoire en fût correspond à une attente plus longue et bonifiante. Le pionnier de cette nouvelle conception du goût du vin de Bordeaux est un visionnaire, Arnaud III de Pontac (1636 – 1694), propriétaire du château Haut-Brion. Ce nouveau vin français détrône l’antique « Claret » et porte concurrence, à Londres, à d’autres boissons plus fortes, très en vogue (porto, madère, xérès...). Le livre de cave de Charles II d’Angleterre mentionne la présence de bouteilles de « Hobriono » à la table royale, dès 1660. Cette référence historique fait, très vraisemblablement, du château Haut-Brion la marque la plus anciennement attestée au monde. En 1666, Arnaud III de Pontac envoie son fils, François-Auguste, à Londres en pleine reconstruction apres l'incendie pour ouvrir le tout premier restaurant de la ville – Pontac's Head - où sera servi le nouveau vin de Château Haut-Brion sur une nouvelle cuisine. Plusieurs écrivains anglais, tels Samuel Peppys, John Locque, évoqueront château Haut-Brion dans leurs écrits. Ce dernier parle du vin nouveau style « je bus une sorte de vin français qui avait un bon goût, très particulier, que je n’avais jamais rencontré ». En 1787 Thomas Jefferson - 3ème Président des E.U., 1743 - 1826 - visite le vignoble bordelais et achète du vin mis en bouteille pour lui. On retrouve dans les caves bordelaises des bouteilles de Château Lafite 1787 ou de Château d’Yquem 1784, où ses initiales Th. J. sont gravées dans le verre. Il distingue en rouge « quatre vignobles de première qualité » : Château Lafite, Château Margaux, Château Latour et Château Haut-Brion, anticipant ainsi, de manière prophétique, le classement des vins de la rive gauche de 1855. On ne parle plus de vin de Bordeaux, du Médoc, de Graves, de palus. Le vin se personnalise, le nom des premiers châteaux apparaît.
Le Médoc se couvre de vignes
Dès le début du XVIII ème (1690-1760), la région du Médoc qui n'était qu'un « ségala », terre à seigle, pauvre, se couvre de vignes suivant l'exemple du château Haut-Brion aux portes de Bordeaux. La fureur de planter touche les bourgeois bordelais qui investissent aussi dans les Graves et en Sauternais en érigeant de splendides demeures. Précisons que le vignoble de Saint-Emilion est beaucoup plus ancien et remonte au début de notre ère. Mais à cette époque, il n'avait pas la renommée actuelle du fait de la distance qui le sépare du port de Bordeaux.
La rencontre du « New french Claret » avec le verre et le liège
Un événement heureux n'arrive jamais seul. Tout ce processus eût été vain si n'étaient intervenues, en même temps, les premières mises en bouteille. La fabrication du verre est très ancienne (1500 av. J. C.), celle d'objets soufflés à la canne (verre, carafe, bouteille...) remonte au Ier siècle av. J.-C. Le verre était surtout utilisé comme ornement : vases, carafes, ou coupes, disposés sur la table. On ne sait pas si les Romains faisaient vieillir le vin en bouteille. Fabriquée par les verriers vénitiens, la fiasque toscane (6) apparaît au début de la Renaissance. Au début, le bouchage se faisait avec des bouchons en verre dépoli ou avec des chevilles de bois entourées de chanvre huilé (le broquelet de bois des champenois). Comme il fallait souvent casser le goulot tant le bouchon était collé – ce qui est la raison du sabrage - pour déguster le vin, une autre technique a vu le jour. La redécouverte du liège utilisé dans l’antiquité marque un nouveau tournant dans la conservation du vin. Les grecs et les romains en connaissaient l'usage pour la pêche, la chaussure, les toitures, le bouchage des amphores. Dom Pérignon, père de la méthode de vinification champenoise, en constate l'utilisation sur les gourdes de pèlerins ibériques et adopte cette nouvelle pratique. Il restait à inventer la « vis à bouteille » : le tire-bouchon !
Les Anglais « inventent » le vin de Bordeaux en bouteille
A la fin du XVII ème les Anglais, maîtres dans la fabrication des flacons en verre, « inventent » une bouteille révolutionnaire en verre épais, fumé, et procèdent aux premières mises en bouteille du « New French Claret ». On ne tarde pas à s’apercevoir que le vin en bouteille, étroitement bouchée (bois, verre ou liège) et entreposée debout en cave fraîche, se conserve plus longtemps et surtout s’améliore. Les amateurs anglais se piquent au jeu de les conserver et de les déguster aussi vieux que possible. Il existe un lien étroit entre la naissance des grands vins de Bordeaux et la recherche de goûts raffinés de la haute société londonienne. On assiste à l’avènement des grands crus et à la naissance du "dégustateur". A Bordeaux, les négociants qui élèvent les vins dans leurs caves souterraines commencent à faire des mises en bouteille pour les plus grands crus. En 1723, un irlandais fonde la première verrerie bordelaise hors de la ville fortifiée, dans la zone du couvent des frères Chartreux qui deviendra le quai des Chartrons où s’installent tous les métiers du vin : négociants, courtiers, tonneliers…A cette époque, la bouteille coûte souvent plus cher que le vin ce qui a retardé l’extension de son utilisation. La forme de celle-ci a beaucoup évolué depuis ses débuts en forme d’oignon pour lentement s’étirer - celle du château Haut-Brion rappelle ces flacons historiques – pour aboutir vers 1800 à la forme actuelle « bordelaise ». Cette nouvelle bouteille permet l'empilement horizontal et facilite ainsi le stockage impossible auparavant.
1 Aux origines du vignoble bordelais, F. Berthaut, Ed. Feret, 2000
2 Opération qui consiste à compléter le vide dans le fût suite à l'évaporation (la part des anges) et à la baisse de la pression atmosphérique.
3 Les blancs d'œuf battus en neige forment un voile qui descend lentement dans le vin en entraînant des particules solides au fond du fût. Le sédiment constitue la lie évacuée par soutirage.
4 Le soutirage est l'opération qui consiste à isoler le vin au dessus de ses lies et de le pomper dans un fût vide préalablement "méché" (soufré)
5 Appelée aussi « dutch match » « ou allumette hollandaise », il s’agit d’une bande de toile de 3 cm sur 25, trempée dans du soufre fondu. Sa combustion dans le fût vide remplace l'oxygène par l'anhydride sulfureux (S02) dégagé. Mélangé au vin lors du remplissage ce gaz sert d’antimicrobien et d'antioxydant pour la conservation.
6 Une bouteille clissée - entourée d'osier - , au corps pansue et au col allongée.
DE PASTEUR A NOS JOURS
L’œnologie, une science nouvelle.
À la fin du XVIII ème siècle, la plupart des grands châteaux actuels de la rive gauche sont en place et font des efforts considérables pour améliorer la qualité de leur production. On sélectionne les cépages, on les regroupe par parcelles en séparant les rouges des blancs. Les vinifications et l'élevage font l'objet d'observations répétées, tout particulièrement dans le Médoc où commence déjà à s'ébaucher le classement de 1855. Cependant, la conservation des vins demeure aléatoire, surtout dans les années difficiles. Seules les grandes années offrent des vins sans anomalies dignes d’être exportés.
En1863, un négociant anglais adresse une lettre à Pasteur pour l’informer que les Anglais accueillent avec empressement le "New French Claret" livré en fût mais déplorent de grandes pertes à cause des maladies qui dénaturent son goût. À la même époque, Napoléon III encourage le savant à faire des recherches sur les maladies du vin. Ce qu'il fait avec génie en écrivant « Études sur le vin, ses maladies, causes qui les provoquent, procédés nouveaux pour le conserver et le vieillir ». Il découvre l'action des levures dans la fermentation alcoolique, celle des bactéries dans diverses maladies (tourne, graisse, fleur, piqûre...), et le rôle de l'oxygène dans le vieillissement. Contemporain et disciple de Pasteur, Ulysse Gayon – une rue à Bordeaux porte son nom - crée l'école bordelaise d'œnologie. Plusieurs générations de grands œnologues - pour ne parler que de Bordeaux - lui ont succédé, avec le même objectif de produire un vin toujours meilleur.
Le Bordeaux dopé aux vins médecins
Jusqu’au milieu du siècle précédent, les vins sont livrés en fût aux négociants des Chartrons qui ont les moyens et le savoir-faire pour les élever. Mais les vins ne sont pas souvent vendus en l’état. Ils sont « allongés » les bonnes années avec de l'eau (mouillage). Ou bien, renforcés, « hermitagés », « travaillés à l'anglaise », les mauvaises années, en y ajoutant des vins plus colorés, plus corsés, dits « médecins ». On les fait venir d'Espagne (Alicante), des Côtes du Rhône (Hermitage), de Cahors, du Midi, ou d'Algérie. Même les vins les plus chers peuvent contenir jusqu'à un tiers de vin étranger !
Cela permet aussi de corriger certains défauts : maigreur, acidité, rudesse…, tout bonnement d'améliorer la qualité. Car en cette fin de siècle, le vignoble français est touché par trois fléaux : deux champignons venus d’Amérique, qui s’attaquent au feuillage, aux fleurs et aux raisins - l’oïdium (1845) et le mildiou (1878) - et en 1861, le phylloxéra, un puceron qui suce la sève des racines. Après de nombreuses années de traitements contre ce parasite sous-terrain, aussi divers qu’inefficaces, le vignoble est arraché et replanté en greffant les cépages sur un porte-greffe américain dont les racines résistent aux piqûres de l’insecte. On comprend que la qualité du vin en souffre. Malgré un vignoble totalement reconstitué (1930) et la plupart des maladies du vin maîtrisées, la qualité reste très irrégulière. Elle est en effet directement liée à l’ampleur des maladies cryptogamiques citées auparavant qui continuent de sévir. L’agronome Henri Mares met au point en 1854 un procédé de soufrage (fleur de soufre) efficace contre l’oïdium. Quelques années plus tard, en 1885, le botaniste Alexis Millardet, invente par hasard (1) la bouillie bordelaise – un mélange de sulfate de cuivre et de chaux - contre le mildiou. La différence entre les millésimes réussis (chauds et secs) et les autres, est considérable.
Un homme providentiel au Château Mouton-Rothschild
Bien avant que la législation - lois de 1905 et de 1935 sur l'origine des vins et contre les fraudes - mette un terme aux pratiques délictueuses, un homme génial décide de changer le cours de l'histoire des vins de Bordeaux.
Le baron Philippe de Rothschild, jeune propriétaire de Château Mouton-Rothschild à Pauillac, classé 2ème Grand Cru en 1855, ne cesse de dire, particulièrement à ses confrères 1ers Grands Crus Classés, que son propre vin, quand il le déguste chez ses clients importateurs, n'est pas le même. Et que pour leurs vins, c'est la même chose, qu’ils sont « travaillés à l’anglaise ». A force de persuasion, le baron réussit à les convaincre de mettre leur vin en bouteille pour éviter les falsifications. En 1925, il les réunit au château Latour et, devant un parterre de négociants ébahis car ils sont tout-puissants, fait cette déclaration restée historique : « Oui, je proclame la mise en bouteille intégrale au château du vin de Château Mouton-Rothschild, à jamais, sans exception, tous les ans de toutes les récoltes ». Ainsi, le millésime 1924 est mis en bouteille au château par les 1ers Grands Crus Classés et Château Mouton-Rothschild. Le baron imagine une étiquette spécifique réalisée par l’affichiste Jean Carlu pour commémorer cet évènement majeur. C'est d'ailleurs une œuvre de l'artiste qui décore depuis 1994 l'étiquette du second vin, Le Petit Mouton.
L’initiative de la mise en bouteille à la propriété, trop précoce, surtout à cause de la crise de 1929 qui lui succède, reste sans lendemain. En 1945, le baron revient à la charge et décide de célébrer la victoire en illustrant l'étiquette de Mouton Rothschild par le V signé Philippe Jullian. C’est à partir de cette époque qu’il fera appel à un artiste différent chaque année pour personnaliser l’étiquette avec une œuvre originale (2). Les autres Grands Crus Classés lui emboîtent le pas et progressivement, la mise en bouteille au château se généralise. Elle est même devenue obligatoire, du moins pour les Grands Crus Classés.
Le baron Philippe, à l’origine de cette pratique pour garantir l’authenticité du vin, est un homme providentiel. Est-ce à cause de ce tour de force visionnaire, de sa richesse – il est aussi banquier -, de son entregent et de sa détermination, que Bordeaux autorise une seule modification dans le classement de 1855, réputé immuable ? En effet en 1973, alors qu’il n’est que 2ème, le Château Mouton-Rothschild est promu au rang de 1er. À cette occasion, la devise que le baron, poète à ses heures, avait inventée « Premier ne puis, second ne daigne, Mouton suis » devient « Premier je suis, second je fus, Mouton ne change ».
Les trente glorieuses ne sont pas celles du vin
En quelques décennies d’après-guerre, la viticulture passe d’un monde paysan à une génération de vignerons qui jette aux orties les us et coutumes de leurs ancêtres pétris de sens. La révolution industrielle touche de plein fouet la viticulture. On baisse presque partout les densités à l’hectare, jusqu’à 2500 pieds/ha dans les terroirs de la base et on mécaniseà tout va, pour diminuer le prix de revient (main d'oeuvre). Jusqu'alors la moyenne des plantations se situe entre 10 et 15 000 pieds/ha, comme il en existe encore dans le Médoc. La chimie bat son plein (pesticides, engrais minéraux…) et la vigne devient d’autant plus fragile qu’on lui demande de produire un maximum, jusqu’à dix fois ce que chaque cep donnait par le passé ! Dans les années 1980, avant que la profession ne réagisse, la viticulture, même au plus haut niveau, souffre du mal endémique des vins pauvres, maigres, décharnés, vides, creux…Mais c’est encore l’époque où Bordeaux et les grandes marques règnent en maître dans le monde…
Le vin de Bordeaux relève la tête
Après le procès (3) qui secoue Bordeaux en 1973, plusieurs facteurs vont se conjuguer pour que le vignoble, toutes AOC confondues, retrousse les manches et retrouve du panache.
Dans les années 1980, un vent nouveau souffle pour la qualité. C’est un mouvement consumériste. Le vin de cru n’est plus réservé à une élite. Tout le monde veut le découvrir, il se démocratise. Les écoles de dégustation fleurissent autant que les magazines qui traitent du sujet (bancs d’essai). Et pour cause, les critiques se font de plus en plus nombreux. La presse anglaise qui tient le haut du pavé depuis toujours se voit détrôner par la critique américaine qui, par la suite, va faire ou défaire la réputation de certains crus.
Un autre phénomène vient sérieusement aiguillonner les producteurs bordelais.
A partir des années 1990, la montée en flèche des vins du Nouveau Monde (Napa-Valley, Argentine, Chili, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle Zélande…) représente une réelle concurrence, surtout sur les marchés export. D’autant que les producteurs mettent en avant les cépages dits internationaux, dont la majorité proviennent de France. Les deux cépages rouges les plus représentés dans le monde à ce jour sont natifs de Bordeaux : le cabernet-sauvignon pour 290 000 ha au total dont 53 000 en France et 35 000 à Bordeaux ; le merlot pour 340 000 ha dont 115 000 en France et 55 000 à Bordeaux. Si au début, les vins du Nouveau Monde sont le plus souvent des caricatures de ce qu’on fait chez nous, force est de constater que nombre d'entre eux - conseillés par nos propres œnologues - sont à même de rivaliser, de plus en plus, avec les vins de Bordeaux.
Cette situation très concurrentielle, surtout pour le bas de la hiérarchie, stimule la recherche d’une meilleure qualité de la part de l’élite de chacune des A O C. Depuis 20 ans, les rendements chutent de façon drastique pour les crus qui s’en donnent la peine. La cueillette à la main, en cagette, le tri à la vigne et au chai, permettent également d’améliorer la pureté aromatique du vin.
De plus, on pratique des sélections pour le grand vin, le second vin et on écarte les lots qui ne sont pas dignes de la marque. A ce prix, les vins gagnent en concentration, en richesse, en puissance, particulièrement ceux des plus grands crus qui ont les moyens de s’offrir la baisse du rendement.
Le succès qualitatif de ces vins, à partir des années 1990, se traduit par le fait que les mauvais millésimes n’existent plus. Les grands millésimes restent certes le moteur de l’économie du vin, surtout à l’export, mais les autres présentent un intérêt gustatif certain et à des prix souvent plus abordables. Ce qui signifie que, s’il persiste une viticulture industrielle dominante quant aux volumes, Bordeaux n’a jamais produit autant de bons vins de crus, rouges, blancs secs et liquoreux. Alors que les prix des plus grandes étiquettes s’envolent, le vignoble bordelais demeure une source inépuisable de vins authentiques, sérieux, véritables témoins de leur Terroir.
L’évolution du goût et des habitudes de consommation, a modifié lentement le style général des vins jeunes. Moins durs, plus équilibrés, plus fruités et plus purs, ils peuvent plaire dans leur jeunesse sans que leurs aptitudes pour vieillir favorablement en soient entachées. Néanmoins, le vrai potentiel gustatif des plus grands crus ne se révèle qu’au bout de dix à vingt ans selon les millésimes.
La guerre du goût
La concurrence mondiale et la critique influencent le style des vins de Bordeaux.
Au bas de l'échelle, la masse des vins industriels européens est autorisée en 2009 à recevoir une aromatisation avec des « alternatifs » de chêne (4). Une manière de leur donner un parfum et un goût qu'ils n'ont pas en adoptant une pratique œnologique inventée par les vignobles du Nouveau Monde. En France, l’I N A O qui gère les appellations, leur a laissé la liberté d'adopter ou pas cette nouvelle pratique. À Bordeaux, à notre connaissance, aucune A O C, même les communales les plus prestigieuses telles, Margaux, Saint-Julien, Pomerol...n’a inscrit l’interdiction d’utiliser les copeaux dans son cahier des charges ! Comme l’ont fait opportunément en Bourgogne tous les Organismes De Gestion des grandes appellations de la Côte de Beaune et de la Côte de Nuits !
La guerre du goût prend un autre visage en haut de la hiérarchie puisqu’elle touche à l’essence même du terroir. Pendant trente ans, un dégustateur américain dicte son goût à certains crus bordelais en attribuant une note sur 100 qui constitue le sésame à l’export. Par l’entremise d’œnologues proches du gourou, des pratiques œnologiques (5) sont mises en place pour façonner le vin qu’il aime. L’archétype de ce vin, au goût dit « américain », rejoint celui rencontré, sauf exceptions, dans les vins du Nouveau Monde : puissant (degré alcoolique élevé et sur-extraction), épais, gras, souple, presque sucré (acidité basse) et plus ou moins submergé, au nez et en bouche, par la chape d’un boisé dominant. Exit, ce que les palais raffinés recherchent dans les vins classiques : la pureté aromatique du raisin, la vivacité en bouche (fraîcheur), les équilibres, en un mot la finesse…l’émotion.
La plupart des 1ers Grands Crus Classés, ne se plient pas au diktat du marché. Protégés par la dignité de leur rang, ils bénéficient toujours des meilleures notes, quel que soit le style de leur vin ! Les moins bien classés et les sans grade qui ont su résister au système en imposant le style authentique de leur terroir, sont encore plus méritants. L’âme de leur vin l’emporte sur toutes les sirènes de l’argent.
Le goût de demain
A en juger par ces deux millénaires d’histoire, le goût du vin subit une longue évolution.
Globalement, dans le sens du meilleur, à l’exception des périodes de crises des maladies du XIX ème et de la surproduction des trente glorieuses. Concernant les risques du réchauffement climatique pour notre viticulture bordelaise, dont se repaît une certaine presse en mal de sujets, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Les vignerons s’adaptent lentement et sûrement en remplaçant le merlot sensible au stress hydrique et à la chaleur, par des cépages plus résistants, comme le cabernet-sauvignon, le cabernet franc et le petit verdot. Le passage en Bio et en Biodynamie, autonomisant la plante, est aussi un atout pour pallier les menaces du changement climatique.
Plus importante est la question de savoir si, en élaborant aujourd’hui, en haut de la hiérarchie des crus et des A O C, des vins faciles, racoleurs, bodybuildés, maquillés pour coller au marché mondialisé, les Bordelais ne travaillent pas, à terme, contre leurs intérêts ? La réputation mondiale du vin de Bordeaux tient à l’aptitude au vieillissement des plus grands crus et au goût raffiné de leur vin après quelques années en bouteille. Or, ces vins au style moderne, excessifs, « confiturés » qui plaisent tant au gourou américain, ne tiennent pas au vieillissement, s’effondrent, s’assèchent, après quelques années en bouteille.
Peut-on s’autoriser à transgresser les procédures historiques propres à exprimer le potentiel du terroir sans modifier le goût classique, originel, sans le simplifier, l’annihiler, le dévoyer, le détruire ? Le vigneron, le vinificateur, l’œnologue, en bons artisans, ne peuvent prendre la liberté créatrice de l’artiste dans « le projet gourmand » du goût du vin. Celui-ci impose des contraintes, des limites à ne pas dépasser pour lui communiquer le goût identitaire de son terroir. La modernité agro-œnologique bien pensée nourrit l’ambition de produire dans le vin la « résonance avec le naturel ». Elle ne crée pas un goût nouveau mais perpétue, reproduit, en fonction de chaque millésime, le goût historique du lieu.
Les témoignages écrits de la dégustation d’incunables du XIX ème et le goût des grands vins vieux du début du XX ème, confirment le caractère constant, la permanence du grand goût du vin de Bordeaux. Si les hommes par le passé n’en avaient pas eu le pressentiment, la sensation, nous ne pourrions pas nous délecter aujourd’hui de ces flacons, parfois séculaires, archétypes de la beauté classique du vin la plus achevée, modèles intangibles qui font autorité.
Le goût du terroir, que traduit le goût classique, est l’aboutissement d’une esthétique soutenue par une éthique.
Question éthique, le vignoble bordelais doit relever un autre défi majeur, un défi de santé publique. Celui de produire sans pesticides car 95% des surfaces y ont recourt. Au classement national des vins propres, Bordeaux est le dernier ! Aussi bon ou réputé soit-il, le vin de Bordeaux ne peut plus s’exonérer de la qualité hygiénique. Son goût doit être « responsable ».
(1) Il constate que les vignes aux bords des routes médocaines, badigeonnées d’un mélange dit « vert de gris » pour dissuader les voleurs, n’ont pas de mildiou. Les premières applications au château Ducru-Beaucaillou révèlent l’efficacité du « mélange médocain ».
(2) De 1946 à 2005, plus de cinquante étiquettes originales vont être réalisées. Cependant, pour des raisons historiques, deux millésimes, 1953 et 1977, vont échapper à cette tradition. En 1953, il est décidé de commémorer le centenaire de l'achat du château Brane Mouton par Nathaniel de Rothschild. En 1977, les propriétaires illustrent la visite de la Reine-mère d'Angleterre.
(3) Des négociants mondialement connus sont condamnés pour des manipulations frauduleuses sur des vins en vrac.
(4) Morceaux de bois de chêne » (copeaux, granulats, dès, carrés, douelles, planches…)
(5) Surmaturation, sur-extraction, sur-boisage, micro-oxygénation…
Œnologue-Consultant, critique indépendant, bloggeur
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