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LE VRAC A BORDEAUX - CHATEAUX FANTOMES & MARQUES DECEPTIVES

LE VRAC A BORDEAUX - CHATEAUX FANTOMES & MARQUES DECEPTIVES

Le « vrac » à Bordeaux

Châteaux fantômes et marques déceptives

Le mal français du vin touche particulièrement Bordeaux. Il s’agit du vin vendu en vrac aux négociants, enlevé en citerne.  Il représente à Bordeaux à peu près de 40% de la production totale (1), le solde étant mis en bouteille à la propriété.  
La source principale du vrac revient à l’ A O C de base Bordeaux (2), et en particulier aux viticulteurs spécialisés dans ce type de vin, les « vraqueurs », dont la motivation est avant tout le volume (3). Plus l’appellation est noble, moins elle alimente le marché du vrac.
Tous les viticulteurs de toutes les A O C peuvent vendre du vin en vrac, plus ou moins selon les millésimes et leur capacité à mettre en bouteille. En général - et on le comprend -, ce n’est pas la meilleure qualité qui est réservée à ce marché. Dans les millésimes moyens, le vrac est un exutoire favorable au maintien du niveau qualitatif du vin mis en bouteille par le producteur.

1. Pour la campagne 2018/2019, les ventes de vin de Bordeaux s’élèvent à 3,5 M hl dont 1,8 M hl de vin en vrac. La production totale est de 4,8 M hl, d’où 1,3 M hl d’invendus qui nécessitent distillation et arrachages.
2. A O C Bordeaux et Bordeaux supérieur : 1,2 M hl ; A O C Côtes : 0,16 M hl ; A O C Médoc 0,12 ; A O C Saint-Emilion 0, 12 ; A O C blanc sec 0,20.
3.Le rendement maximum autorisé à l’hectare pour l’ A O C Bordeaux est de 50 hl en 2020.

 Les vins de marque de négoce
Avant tout et selon une tradition historique, le vin en vrac est acquis, par l’entremise de courtiers spécialisés, par le négoce pour élaborer ses vins de marques (4), (sans nom de château) assemblages de plusieurs crus de la même A O C. On y trouve toutes les A O C, principalement l’ A O C de base Bordeaux.
Avant que se généralise la mise en bouteille au château, ce sont les vins de marques de toutes les A O C, exportés par les grands négociants, qui ont fait connaitre le vin de Bordeaux dans le monde.

4.Un vin d’assemblage comme Malesan et Baron de Lestac (Castel), Mouton-Cadet (La Baronnie), Beau-Rivage (Borie-Manoux), Sirius (Sichel), Signature (Schröder et Schÿler) …n’a pas le droit à la mention « château », ni « mis en bouteille à la propriété ». 

La valse des châteaux « fictifs »
Alors que la loi n’autorise qu’un nom de château par cru, une libéralité s’est instaurée avec le temps. Celle selon laquelle le producteur peut proposer d’autres noms de château (5), pour certains marchés, afin de protéger sa marque principale.
Ainsi, le négociant achète un lot de vrac selon le cours (mercuriales), auquel est assorti, avec un petit supplément, un nom de château, souvent totalement inconnu.
Le producteur accepte par ailleurs que le négociant déplace chez lui une ligne d’embouteillage auto-portée afin de pouvoir indiquer sur l’étiquette, le fameux sésame « mis en bouteille à la propriété » par …
Et le tour est joué.
Le producteur n’apparait pas et le négociant est libre d’offrir le prix le plus bas possible.
Les champions dans cet exercice sont les grandes surfaces. Toutes les centrales possèdent des structures de négoce (6), réparties dans les grandes régions viticoles de France, qui développent, entre autres, la distribution de ces crus fantômes.
A chaque foire aux vins recommencent le tourbillon des châteaux fictifs, totalement inconnus et qui, la plupart du temps, ne se retrouveront plus jamais sur les étals.
Un conseil pour les amateurs de foires aux vins dans la grande distribution : se méfier des crus inconnus, au nom parfois ronflant, même s’il s’agit d’une belle appellation communale (Pomerol, Margaux…), proposés à des prix qui défient toute concurrence.
Les marges substantielles de ces opérations de négoce savamment orchestrées, compensent largement les pertes réalisées sur les crus classés et assimilés, souvent vendus au consommateur à prix coûtant (de sortie primeur).
Avec les profits liés à la vente des châteaux fictifs , pour ne pas dire « bidons », on comprend mieux pourquoi la grande distribution peut se permettre de brader les grands crus.

5. Il en utilise parfois plusieurs, selon les types de marchés ou les pays.
6. Exemple, la maison Johanès Boubée est l'une des principales centrales d'achat pour les vins du groupe Carrefour, dont elle est filiale. Elle travaille avec plus de 300 domaines, châteaux, caves coopératives…dans 7 régions viticoles de France. La capacité d’embouteillage de son site à Beychac et Caillau atteint près de 15 % de la production bordelaise ! Cette maison caracole en tête des négociants les plus importants de France, en compagnie de Castel et Grands Chais de France.

Les marques déceptives
La question du vrac à Bordeaux ne s’arrête pas là.
Depuis les années 2000, à l’instar de la marque Mouton-Cadet qui au départ était un second vin (7), une pratique se répand chez certains négociants et certains propriétaires de grands châteaux ayant une structure de négoce. Il s’agit de mettre en bouteille du vrac, en général A O C Bordeaux dont le prix moyen d’achat tourne actuellement autour d’un euro la bouteille nue (8) et de créer une marque comportant tout ou partie du nom d’un cru connu, classé en général. Alors que le vin dans la bouteille n’est pas produit par le cru auquel l’étiquette fait référence !
On peut imaginer aisément qu’avec un effort commercial identique, le nombre de bouteilles vendues par cet artifice dépasse celui qui serait atteint avec une marque normale, n’incitant pas à la confusion.
Cette activité juteuse a fait florès et la liste des marques déceptives ne fait que s’allonger.
Depuis peu, elles sont dans le viseur du Services des Fraudes (9). Deux procès récents ont lourdement condamné en première instance, les commanditaires de deux marques pour pratiques commerciales trompeuses.
- Le Bordeaux de Maucaillou car le vin ne provenait pas du château situé dans l ’A O C Moulis.
- Le Bordeaux de Larrivet Haut Brion : on reproche  conjointement à la Maison Ginestet et à Philippe Gervoson, propriétaire du Ch Larrivet Haut Brion A O C Pessac Léognan  de « commercialiser sous l’image du château un vin d’assemblage susceptible de tromper le consommateur pensant acheter le vin du prestigieux domaine ». Extrait de l’article de Jean-Michel Desplos dans S O du vendredi 11 09 2020
D’autres procès devraient arriver dans les prochains mois afin de calmer les ardeurs commerciales de certains professionnels.

7. Après la création des A O C (1936) et devant le succès de ce vin, le baron Philippe de Rothschild décide d’augmenter les volumes en achetant à des confrères du vin de l’ A O C Pauillac, puis pour baisser le prix de revient, passe à l’ A O C Haut Médoc et enfin, à l’ A O C Bordeaux.
8. Le prix du vin A O C Bordeaux en vrac est compris entre 800 € et 1500 € le tonneau de 900 l (1200 b) selon la qualité. Soit entre 0, 75 € et 1, 50 € les 75 cl, nu. Ce qui conduit au vin A O C Bordeaux à moins de 2 € la bouteille dans la GD.
9. D G C C R F, Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes

Le vrac, le drame de l’ A O C Bordeaux
Comment Bordeaux, avec ses grands terroirs et ses crus réputés dans le monde, a pu générer une telle situation de crise, qui a poussé aujourd’hui nombre de viticulteurs dans la précarité ?
Dans les années 50, alors que le vignoble compte 70 000 ha, plantés surtout de cépages blancs, on assiste à sa reconversion, majoritairement en rouge, puis tout au long des trente glorieuses, au doublement de sa superficie. Les nouveaux territoires investis se trouvent surtout dans l’Entre-deux-Mers, des zones, sauf exceptions, plutôt vouées à l’agriculture qu’à la viticulture de qualité, ayant droit aux A O C Bordeaux et Côtes de Bordeaux.
Pire est la généralisation, à cette époque, d’une viticulture productiviste (10), avec peu de ceps à l’hectare (vignes larges et hautes), mécanisée à outrance, « chimisée » et avec des rendements autorisés bien supérieurs à ceux des A O C plus nobles. Ce qui contribue pour l’ A O C Bordeaux à une charge de raisins par pied jusqu’à quatre fois plus grande qu’à Pomerol ou à Saint Julien par exemple.
Ainsi vont naître ces grosses structures de production industrielle qui vendent du vin de l’ A O C Bordeaux exclusivement en vrac.
A cette époque l’œnologie interventionniste, qui soigne plus qu’elle prévient, vole au secours des récoltes volumineuses, de qualité souvent irrégulière. Surtout les mauvaises années, on doit « travailler » légalement les vins pour qu’ils soient marchands… En 1990, la superficie du vignoble totale atteint son maximum avec 130 000 ha, le double des années 50. C’est encore l’époque où les grands terroirs et les crus réputés tirent cette viticulture industrielle vers le haut.
En 2000, avec l’arrivée en production des vignobles du Nouveau Monde, Bordeaux subit de plein fouet une concurrence internationale, surtout au niveau de sa base. De plus le réchauffement climatique écarte les gelées qui pouvaient réguler le marché.
Depuis 20 ans, grâce à une politique d’arrachage subventionnée, la superficie du vignoble baisse lentement (11). Néanmoins, à part quelques sursauts, le vrac Bordeaux A O C se négocie à des prix (8) bien inférieurs au prix de revient.
Au point qu’aujourd’hui, la distillation rémunérée est le seul moyen d’aller au secours de ces vignerons.

Ainsi va Bordeaux, du meilleur au pire !
F D

 

10. Pour l’ A O C Bordeaux ce fut une densité minimale autorisée de 2500 pieds/ha (passée aujourd’hui à 4000 lors de plantations nouvelles), au lieu de 5000 à 10 000 dans les A O C plus nobles. Ce qui signifie, pour l’ A O C Bordeaux, le paradoxe d’une densité plus faible et de rendements maximum autorisés par ha plus haut. C’est la définition même d’une viticulture industrielle qui perdure grandement à Bordeaux.
11. 115 00 ha dont 95 000 pour le rouge, 15 000 pour le blanc sec et la portion congrue pour le liquoreux, 5000 ha.

 

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À propos

Franck Dubourdieu

Œnologue-Consultant, critique indépendant, bloggeur

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J
Merci pour le partage, passez me voir sur mon blog. https://jouet-leon.blogspot.com/
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