14 Juillet 2017
En 2009, des dégustateurs professionnels classent à l'aveugle Château de Reignac devant les plus grands crus bordelais dans le millésime 2001. La presse en fait état, les amateurs sont étonnés et curieux de découvrir ce prodige venu d’en bas - AOC Bordeaux Supérieur (1). Le propriétaire s’offre alors des pages publicitaires indiquant « Château de Reignac, 1er Grand Cru Classé ». Le tribunal correctionnel de Bordeaux vient de condamner Château de Reignac à 1000 € d’amende et à 4000 € de dommages et intérêts à verser aux trois parties civiles (2) pour « pratiques commerciales trompeuses et publicité comparative illicite ».
Au-delà du fait divers, cette affaire pose la question de la relativité de la dégustation et, spécialement celle de la dégustation de groupe pour classer les vins.
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La volonté du propriétaire d’élaborer un très grand vin.
En 1990, l’homme d’affaires Yves Vatelot achète Château de Reignac à Saint-Loubès dans l’Entre deux Mers. Un vignoble atteignant aujourd’hui quatre-vingts hectares entoure une imposante bâtisse du XVIème. Sur le site du domaine on lit que des études géologiques sont la preuve d’un grand terroir. Avec les conseils avisés de l’oenologue Michel Rolland, le propriétaire prétend au bout de quelques années, élaborer un vin qui peut rivaliser avec les plus grands crus bordelais.
Il a l’idée de proposer son vin au Grand Jury Européen, une société qui organise des bancs d’essai à l’aveugle avec des journalistes spécialisés.
En 2009, Château de Reignac 2001 devance dans le même millésime les châteaux Lafite-Rothschild, Latour, Ausone, Mouton-Rothschild, La Mission-Haut-Brion, Petrus, Haut-Brion, Margaux, Cheval-Blanc… La publication dans la presse des prouesses gustatives de ce cru, AOC Bordeaux Supérieur, capable de battre à l'aveugle les plus grands crus bordelais, jusqu'à quarante fois plus chers que lui, est une bombe dans le landerneau viticole. Et bien sûr chez les amateurs toujours à l’affût des bonnes affaires.
De ce fait, Yves Vatelot s’autorise à utiliser la mention « 1er Grand Cru Classé » sur ses supports publicitaires. Les avertissements d’usage pour qu’il cesse ses agissements sont vains et, en 2014, il est attaqué en justice par trois associations de Grands Crus Classés. Le verdict rappelle que la dégustation toute empreinte de subjectivité ne fait pas force de loi. Et surtout, il est reproché au propriétaire de faire une publicité comparative abusive. Celle-ci n’est autorisée que pour des produits similaires, soit en l’espèce, entre les crus d’AOC Bordeaux Supérieur.
Il convient de constater que cette condamnation n’est rien à côté de la notoriété acquise par le Château de Reignac. La demande des amateurs tentés par une expérience de « 1er Grand Cru Classé » sans se ruiner, n’a fait que croître. Comme le prix de vente qui oscille entre 20 et 30 € la bouteille selon les millésimes, soit deux à trois plus élevé que la moyenne des crus de son appellation.
Comment dans une dégustation aveugle, en présence d’experts connus, un cru de la base du Bordelais peut-il supplanter à l’aveugle le gotha des Grands Crus Classés (3) ?
La réponse tient d’une part à la fiabilité relative d’un jury de dégustation pour ordonner la qualité, et d’autre part à la difficulté de comparer (évaluer, classer…) des types de vins différents ; les uns conçus pour le court terme, les autres avec un potentiel de plusieurs décennies, sinon plus.
Les limites de la vérité en dégustation
A la différence de la dégustation individuelle, l'avantage du comité de dégustation est d'intégrer des sensibilités différentes (4). Il s'agit de faire une première sélection afin d'écarter les vins qui présentent des défauts, minimes parfois mais qui déprécient la qualité générale.
A cette étape préalable, éliminatoire, succède le jugement de chaque participant pour évaluer la qualité globale du vin dont le style (classique, moderne) est partie intégrante. Des divergences apparaissent souvent concernant cette notion esthétique du vin et le consensus n'est pas toujours de mise. Le classement final reflète la moyenne de toutes les subjectivités en présence, à un moment donné.
Des expériences (5) ont montré clairement que les résultats d’un jury de dégustation sont très rarement reproductibles : réalisé à nouveau le lendemain avec les mêmes personnes (problème de fiabilité) et a fortiori avec des experts nouveaux, le test ne livre pas automatiquement le même classement.
Ce qui relativise le verdict des concours (médailles) et des bancs d’essai de la presse spécialisée (notation cardinale ou ordinale). Néanmoins, on ne connaît pas d’autres moyens pour donner des avis pondérés sur la qualité du vin.
La typologie des vins jugés.
La dégustation aveugle est réjouissante, elle écarte le pouvoir suggestif de l’étiquette et révèle beaucoup de surprises. Mais dans le cas présent où la surprise est de taille, il faut considérer les différents types de vins mis en concurrence.
Les performances de Château de Reignac - les notes sur 100 - remontent à l'ère du critique américain R. Parker qui fut longtemps à Bordeaux, l'arbitre des élégances. Des pratiques viti-œnologiques - recherche de surmaturité, surextraction, oxygénation forcée, surboisage... - se sont adaptées à son goût du vin, dit « goût américain », cherchant à lui soumettre un vin très coloré (noir), très concentré, souple, ample, gras, peu acide, presque sucré, confituré... en un mot, racoleur. Le sésame pour obtenir ses faveurs. Nombre de crus et non des moindres ont plus ou moins succombé à cette tentation sans se soucier de l'avenir de leur vin souvent précipité dans un vieillissement prématuré.
Le rang des plus grands crus, notamment les 1ers Grands Crus Classés, ne leur impose pas de maquiller leur vin pour obtenir, noblesse oblige, les meilleures notes. Le style classique de leur vin, relevant de pratiques historiques, certes affinées par les moyens modernes, reste le préalable nécessaire à un vieillissement long et profitable. Dans leur jeunesse, ces vins très souvent qualifiés de fermés (parfum muet ou réservé), durs, austères, resserrés... - des attributs gages d'un avenir glorieux - ne sont pas assurés de résister à l'aveugle, même pour des dégustateurs a priori chevronnés, face au goût de la modernité éphémère. Les plus grands Bordeaux, selon les millésimes, demandent 15 à 25 ans de vieillissement en bouteilles pour s'épanouir et commencer à livrer leurs secrets.
Il apparaît donc que des vins élaborés avec tous les artifices évoqués ci-dessus, ne peuvent pas être comparés à des vins en devenir dont la révélation se fait sur le long terme.
Et puis se pose aussi le penchant particulier des dégustateurs, même de ceux qui en font leur métier. Certains aiment les vins puissants, exubérants, doucereux, maquillés par le chêne. Ils ont le goût du plus grand nombre, le goût international popularisé par le critique américain. D’autres, sûrement moins nombreux, préfèrent les vins plus réservés, verticaux, avec une juste acidité, qui manifestent la plus grande finesse de l’arôme et du goût. Enfin, quelques rares dégustateurs au goût ubiquiste, acceptent tous les styles.
Qu’il s’agisse de dégustation individuelle ou collective, le jugement de la qualité du vin n'a rien de rationnel. Dans le cas de la dégustation de groupe, il n'engage que les parties en présence, à un moment donné. Il ne peut se prévaloir d'être un avis indubitable.
Le propriétaire de Château de Reignac, l'heureux gagnant du « concours » des plus grands Bordeaux 2001, est libre de penser qu'il est meilleur que les 1ers Grands Crus Classés.
Comme la justice vient de le lui signifier, il n’a pas pour autant le droit d’afficher publiquement sa conviction.
Œnologue-Consultant, critique indépendant, bloggeur
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