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LE PROCES DES GRANDS CRUS CLASSES BORDELAIS A CHATEAU DE REIGNAC

LE PROCES DES GRANDS CRUS CLASSES BORDELAIS A CHATEAU DE REIGNAC

En 2009, des dégustateurs professionnels classent à l'aveugle Château de Reignac devant les plus grands crus bordelais dans le millésime 2001. La presse en fait état, les amateurs sont étonnés et curieux de découvrir ce prodige venu d’en bas - AOC Bordeaux Supérieur (1). Le propriétaire s’offre alors des pages publicitaires indiquant « Château de Reignac, 1er Grand Cru Classé ». Le tribunal correctionnel de Bordeaux vient de condamner Château de Reignac à 1000 € d’amende et à 4000 € de dommages et intérêts à verser aux trois parties civiles (2) pour « pratiques commerciales trompeuses et publicité comparative illicite ».
Au-delà du fait divers, cette affaire pose la question de la relativité de la dégustation et, spécialement celle de la dégustation de groupe pour classer les vins.

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La volonté du propriétaire d’élaborer un très grand vin.

En 1990, l’homme d’affaires Yves Vatelot achète Château de Reignac à Saint-Loubès dans l’Entre deux Mers. Un vignoble atteignant aujourd’hui quatre-vingts hectares entoure une imposante bâtisse du XVIème. Sur le site du domaine on lit que des études géologiques sont la preuve d’un grand terroir. Avec les conseils avisés de l’oenologue Michel Rolland, le propriétaire prétend au bout de quelques années, élaborer un vin qui peut rivaliser avec les plus grands crus bordelais.

Il a l’idée de proposer son vin au Grand Jury Européen, une société qui organise des bancs d’essai à l’aveugle avec des journalistes spécialisés.

En 2009, Château de Reignac 2001 devance dans le même millésime les châteaux Lafite-Rothschild, Latour, Ausone, Mouton-Rothschild, La Mission-Haut-Brion, Petrus, Haut-Brion, Margaux, Cheval-Blanc… La publication dans la presse des prouesses gustatives de ce cru, AOC Bordeaux Supérieur, capable de battre à l'aveugle les plus grands crus bordelais, jusqu'à quarante fois plus chers que lui, est une bombe dans le landerneau viticole. Et bien sûr chez les amateurs toujours à l’affût des bonnes affaires.

De ce fait, Yves Vatelot s’autorise à utiliser la mention « 1er Grand Cru Classé » sur ses supports publicitaires. Les avertissements d’usage pour qu’il cesse ses agissements sont vains et, en 2014, il est attaqué en justice par trois associations de Grands Crus Classés. Le verdict rappelle que la dégustation toute empreinte de subjectivité ne fait pas force de loi. Et surtout, il est reproché au propriétaire de faire une publicité comparative abusive. Celle-ci n’est autorisée que pour des produits similaires, soit en l’espèce, entre les crus d’AOC Bordeaux Supérieur.

Il convient de constater que cette condamnation n’est rien à côté de la notoriété acquise par le Château de Reignac. La demande des amateurs tentés par une expérience de « 1er Grand Cru Classé » sans se ruiner, n’a fait que croître. Comme le prix de vente qui oscille entre 20 et 30 € la bouteille selon les millésimes, soit deux à trois plus élevé que la moyenne des crus de son appellation.

Comment dans une dégustation aveugle, en présence d’experts connus, un cru de la base du Bordelais peut-il supplanter à l’aveugle le gotha des Grands Crus Classés (3) ?

La réponse tient d’une part à la fiabilité relative d’un jury de dégustation pour ordonner la qualité, et d’autre part à la difficulté de comparer (évaluer, classer…) des types de vins différents ; les uns conçus pour le court terme, les autres avec un potentiel de plusieurs décennies, sinon plus.

Les limites de la vérité en dégustation

A la différence de la dégustation individuelle, l'avantage du comité de dégustation est d'intégrer des sensibilités différentes (4). Il s'agit de faire une première sélection afin d'écarter les vins qui présentent des défauts, minimes parfois mais qui déprécient la qualité générale.

A cette étape préalable, éliminatoire, succède le jugement de chaque participant pour évaluer la qualité globale du vin dont le style  (classique, moderne) est partie intégrante. Des divergences apparaissent souvent concernant cette notion esthétique du vin et le consensus n'est pas toujours de mise. Le classement final reflète la moyenne de toutes les subjectivités en présence, à un moment donné.

Des expériences (5) ont montré clairement que les résultats d’un jury de dégustation sont très rarement reproductibles : réalisé à nouveau le lendemain avec les mêmes personnes (problème de fiabilité) et a fortiori avec des experts nouveaux, le test ne livre pas automatiquement le même classement.

Ce qui relativise le verdict des concours (médailles) et des bancs d’essai de la presse spécialisée (notation cardinale ou ordinale). Néanmoins, on ne connaît pas d’autres moyens pour donner des avis pondérés sur la qualité du vin.

La typologie des vins jugés.

La dégustation aveugle est réjouissante, elle écarte le pouvoir suggestif de l’étiquette et révèle beaucoup de surprises. Mais dans le cas présent où la surprise est de taille, il faut considérer les différents types de vins mis en concurrence.

Les performances de Château de Reignac - les notes sur 100 - remontent à l'ère du critique américain R. Parker qui fut longtemps à Bordeaux, l'arbitre des élégances. Des pratiques viti-œnologiques - recherche de surmaturité, surextraction, oxygénation forcée, surboisage... - se sont adaptées à son goût du vin, dit « goût américain », cherchant à lui soumettre un vin très coloré (noir), très concentré, souple, ample, gras, peu acide, presque sucré, confituré... en un mot, racoleur. Le sésame pour obtenir ses faveurs. Nombre de crus et non des moindres ont plus ou moins succombé à cette tentation sans se soucier de l'avenir de leur vin souvent précipité dans un vieillissement prématuré.

Le rang des plus grands crus, notamment les 1ers Grands Crus Classés, ne leur impose pas de maquiller leur vin pour obtenir, noblesse oblige, les meilleures notes. Le style classique de leur vin, relevant de pratiques historiques, certes affinées par les moyens modernes, reste le préalable nécessaire à un vieillissement long et profitable. Dans leur jeunesse, ces vins très souvent qualifiés de fermés (parfum muet ou réservé), durs, austères, resserrés... - des attributs gages d'un avenir glorieux - ne sont pas assurés de résister à l'aveugle, même pour des dégustateurs a priori chevronnés, face au goût de la modernité éphémère. Les plus grands Bordeaux, selon les millésimes, demandent 15 à 25 ans de vieillissement en bouteilles pour s'épanouir et commencer à livrer leurs secrets.

Il apparaît donc que des vins élaborés avec tous les artifices évoqués ci-dessus, ne peuvent pas être comparés à des vins en devenir dont la révélation se fait sur le long terme.

Et puis se pose aussi le penchant particulier des dégustateurs, même de ceux qui en font leur métier. Certains aiment les vins puissants, exubérants, doucereux, maquillés par le chêne. Ils ont le goût du plus grand nombre, le goût international popularisé par le critique américain. D’autres, sûrement moins nombreux, préfèrent les vins plus réservés, verticaux, avec une juste acidité, qui manifestent la plus grande finesse de l’arôme et du goût. Enfin, quelques rares dégustateurs au goût ubiquiste, acceptent tous les styles.

Qu’il s’agisse de dégustation individuelle ou collective, le jugement de la qualité du vin n'a rien de rationnel. Dans le cas de la dégustation de groupe, il n'engage que les parties en présence, à un moment donné. Il ne peut se prévaloir d'être un avis indubitable.

Le propriétaire de Château de Reignac, l'heureux gagnant du « concours » des plus grands Bordeaux 2001, est libre de penser qu'il est meilleur que les 1ers Grands Crus Classés.

Comme la justice vient de le lui signifier, il n’a pas pour autant le droit d’afficher publiquement sa conviction.

  1. Les AOC de base Bordeaux et Bordeaux Supérieur représentent plus de la moitié de la production bordelaise.
  2. Conseil des vins de Saint Emilion, Union des Grands Crus Classés de Graves, Conseil des Grands Crus Classés 1855.
  3. Classement 1855 des Grands Crus Classés du Médoc, Barsac-Sauternes et Haut-Brion, non révisable ; classement des Grands Crus Classés de Saint-Emilion de 1953, révisable tous les dix ans ; classement des Grands Crus Classés de Graves de 1959, non révisable.
  4. Chaque membre ayant ses propres seuils de perception gusto-olfactifs.
  5. http://www.charlatans.info/news/Les-grands-vins-juges-au-pif

 

 

 

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À propos

Franck Dubourdieu

Œnologue-Consultant, critique indépendant, bloggeur

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V
Bonjour,<br /> Je lis toujours avec beaucoup d'intérêt vos articles.<br /> En tant que sommelier, j'ai eu l'occasion de goûter quelques grands crus classés bordelais, en revanche, je n'ai jamais goûté château Reignac.<br /> Effectivement la dégustation à l'aveugle a ses limites, elle présente néanmoins de nombreux aspects très intéressants.<br /> Votre article m'amène à faire deux remarques : <br /> vous dites "Le rang des plus grands crus, notamment les 1ers Grands Crus Classés, ne leur impose pas de maquiller leur vin pour obtenir, noblesse oblige, les meilleures notes."<br /> Vous écriviez en mai 2017 dans un autre très bon article sur les ventes de vin en primeur : "On comprend que pour être remarqués dans ces longues séries, les vins (les grands crus classés)* puissent s'écarter des canons de la beauté classique et proposer des caricatures anabolisées pour impressionner les dégustateurs dont malheureusement le goût ne fait pas toujours dans la finesse. De là, évidemment à truquer les échantillons, il n'y a qu'un pas… qui peut rapporter gros !"<br /> Je sors la phrase du contexte, mais le lecteur curieux pourra lire l'article en totalité sur votre blog. J'avais - à ma grande surprise - cru comprendre à la lecture de cet article, que même les grands crus s'autorisaient quelques "retouches".<br /> La deuxième pensée qui me vient à l'esprit à la lecture de votre article est celle-ci :<br /> Le classement des crus classés du Médoc, a été fait en 1855, et ne sera apparemment plus jamais remis en question. Les critères sur lesquels il a été effectué, ne sont plus tout à fait les mêmes aujourd'hui ; que ce soit la taille des domaines, le prix de vente de vins et bien sûr la qualité des vins. A aucun moment, dans votre article n'est évoqué la pertinence de ce classement qui a pourtant déjà tremblé à plusieurs reprises. Pourquoi, un Bordeaux supérieur ne pourrait pas être meilleur qu'un cru classé ?<br /> Et je crois que cette remarque peut s'appliquer à toutes les régions viticoles françaises ou d'ailleurs.<br /> * c'est moi qui précise<br /> Philippe Berger<br /> Amicalement
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D
Bonjour Philippe,<br /> Je réponds d’abord à votre question finale : " Pourquoi, un Bordeaux supérieur ne pourrait pas être meilleur qu'un cru classé ?"<br /> Pourquoi pas, à chacun son goût et chacun en est libre. En ce qui me concerne, je préfère certains vins AC Bordeaux à certains crus renommés mais maquillés de bois et autres effets spéciaux. Dans le cas du château Reignac, de son procès, on ne remet pas en cause la préférence du propriétaire ou de ceux qui l’ont manifestée lors de la dégustation aveugle. Ce qui n’est pas supportable, voire condamnable, c’est l’usage que fait le propriétaire de ce verdict dans la presse. <br /> Concernant ce que j’ai écrit sur les échantillons primeur voire sur le travestissement des vins pour rejoindre le goût mondialisé, je précise que les premiers crus (sauf les nouveaux venus à Saint Emilion et pour cause) sont les moins touchés par les dérives de l’orthodoxie du goût historique et, pour moi, immuable des grands Bordeaux. <br /> Quant au classement des vins de Bordeaux très critiquable comme tout classement – on voit les problèmes de celui de Saint Emilion revu tous les 10 ans – il est protégé pas ses détenteurs comme un monument historique. Comprenons qu’un simple anonyme, ayant financé l’émergence d’un terroir viticole inconnu, acheté peu cher au départ, même par l’entremise d’un grand œnologue, ne puisse s’inviter impunément dans la cour des grands. Outre le manque total d’humilité du propriétaire, c’est méconnaître la loi ou plutôt en faire fi pour profiter des retombées médiatiques du procès. Bien à vous. F D
H
Super article "Reignac" sur la dégustation comparative, ordinale, cardinale et autre dégustateur ubiquiste<br /> au travers de l'analyse globale distinguant Parker et "normaux", vins prêts à boire ou à garder ...<br /> Que du bonheur oenologique cette juste analyse, comme d'habitude.
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Y
Il me semble que Yves Vatelot ait bien le droit d'écrire que son vin est meilleur que les 1er Crus... il n'a juste pas le droit d'utiliser la dénomination "1er Grand Cru Classé", puisqu'il ne l'est pas, ou ai-je mal compris?<br /> <br /> Concernant le chercheur Californien Robert Hodgson, je suis quand même surpris que l'on se base sur un test relatif à trois bouteilles du même produit... sachant qu'il s'agit néanmoins de trois bouteilles différentes. On évite par exemple de signaler si ces bouteilles ont été vérifiées et s'il n'y avait pas des déviances d'une bouteille à l'autre. Il aurait été très intéressant de faire le test avec 4 bouteilles issues d'une double-magnum par exemple... Évidemment, chacun a un goût différent, mais un expert doit être en mesure de bien juger ce qu'il n'aime pas; c'est son job. Si l'on observe les statistiques de globalwinescore.com par exemple, on s'aperçoit que l'écart entre les experts du panel (20 au total) est minime, ce qui confirme le sérieux du panel.
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D
Merci de votre intervention. Tout est protégé donc je ne vois pas comment il peut écrire ce que vous dites. D'abord il n'y pas de 1er Crus en Gironde, ce terme est réservé pour l'instant à la Bourgogne. Mais qui dit 1er Cru à Bordeaux signifie implicitement 1er Grand Cru Classé. Donc c'est répréhensible. Il peut tout simplement dire qu'il est le meilleur. Puisqu'il le pense et personne n'y trouvera à redire. Très sincèrement. FD
J
Bonjour mon ami Franck,<br /> heureusement qu'il y a des gens comme toi pour nous remettre dans le droit chemin, mais il y a en France beaucoup de petits qu'ils valent des grands crus.<br /> je t'envoie une bonne poignée de mains
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C
ça confirme ce que je sais depuis longtemps, comme Robert Hodgson du reste...
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