23 Mai 2015
Suite et fin du précédent billet
…Jusque vers 1900, le négoce appelé aussi "la place" faisait principalement commerce des vins de la rive gauche (Médoc, Graves, Sauternes), laissant aux négociants libournais le soin de distribuer les crus de Saint-Emilion et de Pomerol. Quelques noms libournais, en majorité d’origine corrézienne, appartiennent aussi à l’histoire :
Horreau-beylot 1740 ; Janoueix 1898 ; Borie 1870 ; Riviere 1875; Lebegue 1828 ; Antoine Moueix 1906 ; Jean Pierre Moueix 1937 ; Estager ; Audy ; d’Arfeuille....
Alors qu’auparavant seules quelques « maisons » des Chartrons faisaient la loi, à partir des années 1970 le paysage commercial de la place se modifie, des « maisons » se créent et des regroupements constituent de nouvelles entités puissantes :
CVBG (Dourthe et Kressmann)1966 ; Vignobles Internationaux (EU)1970 ; Ulysse Cazabonne1970 ; Groupe Taillan (Ginestet)1975 ; Mostermans 1975 ; Jean Merlaut 1975 ; Dubecq 1975 ; Compagnie Médocaine 1977 ; Diva 1978 ; Europvins 1978 ; Crus et Domaines de France 1980 ; Bordeaux Tradition 1981; Moueix Export 1982 ; Vins des Grands Vignobles 1982 (devenu Millesima) ; Sovex 1985 ; Samazeuilh 1985 ; Mas & Mostermans 1985 ; GVG (de Luze + Rivoyre et Diprovins) repris par Borie Manoux 2013 ; The Wine Marchant 1998 ; Oenoalliance 1999 (Vinyrama, Promocom, Socav, André Quancard André) ; Groupe Leprince 1999 (Lebègue + Antoine Moueix)…
Pour des raisons de place et de commodité d’accès beaucoup de « maisons » même anciennes, se sont installées en périphérie. Cependant, le « quai » reste encore une excellente adresse pour le métier du vin. Les nouveaux aménagements des hangars, le nouveau pont Chaban, le grand chantier immobilier des bassins à flot, l’ouverture de la Cité des Civilisations du Vin (2016), portent l’espoir que le cœur historique du commerce du vin de Bordeaux ait encore de belles années devant lui.
LE NEGOCE D’AUJOURD’HUI — SES FONCTIONS MULTIPLES
On estime environ à 400 le nombre d’entreprises qui ont vocation à promouvoir et à vendre le vin de Bordeaux. Ce qui représente annuellement un volume de 800 millions de bouteilles (70 % de la production), dont un tiers à l’exportation dans 160 pays, et génère 7600 emplois. Une trentaine de « maisons » réalisent plus de 80 % du chiffre total.
L’activité de négociant-éleveur (en fût) pour les grands crus classés a disparu dans les années 60 à cause de la mise en bouteille obligatoire au château. Elle existe encore aujourd’hui pour l’élaboration des vins de marque dont certains nécessitent la construction de nouveaux chais pour l’élevage en fût.
On relève plusieurs métiers de négociant en vin selon le type de vins vendus : crus classés, vins de château, vins de marque. Beaucoup de « maisons » touchent à ces trois secteurs, certaines sont spécialisées. On doit aussi différencier les négociants selon les réseaux de distribution choisis : particuliers, cavistes, grande distribution, exportation. Cette relative complexité montre à quel point le tissu commercial est dense et diversifié, réalisant ainsi une couverture aussi large que possible de tous les lieux de consommation, tant en France qu’à l’étranger.
La distribution des crus classés et assimilés est assurée par un nombre réduit de « maisons » spécialisées qui proposent à une clientèle large (particuliers, CHR, export) des vins « en primeur » et tout au long de l’année des vins plus vieux conservés dans leurs chais.
« Les maisons » les plus réputées dans ce domaine réservé des grands crus sont les suivantes :
Ballande ; Borie-Manoux ; Cordier ; Crus et Domaines de France ; CVBG ; Descaves ; Dubos ; Duclot ; Ginestet ; Joanne ; Johnston ; Jean Merlaut ; Millesima ; The Wine Marchant ; Veyret-Latour …
Ils stockent dans leurs chais profonds et climatisés des volumes importants de vins dont les plus grands crus ayant quelques années de vieillissement en bouteille. Ces flacons, parfois rares, parviennent sur la table des grands amateurs par l’intermédiaire des cavistes ou des importateurs, dans un état de conservation parfait. Le vieillissement des grands vins nécessite une immobilisation financière importante. Aussi les grands châteaux, bien plus riches aujourd’hui que par le passé, ont-ils la volonté d’offrir également au négoce des millésimes anciens ayant atteint la période la plus faste de leur dégustation.
Ce que les Anglais (7) ont découvert par hasard, au début du XVIIIème siècle - que des bouteilles de vin de Bordeaux couchées, étroitement bouchées par du liège, se conservent plus longtemps et surtout s’améliorent -, symbolise la qualité supérieure des grands crus bordelais. Cette heureuse destinée des plus grandes bouteilles devenant, à leur apogée, des merveilles du goût, n’est autre que l’acquisition lente et durable de la finesse. Comment signifier autrement cette quatrième dimension qu'en usant d’équivalents anthropomorphiques tels la race, la classe, l’élégance, la distinction, révélant ainsi la qualité suprême : la précellence ? Ces grandes bouteilles perpétuent l’image du Bordeaux fidèle à son histoire depuis trois siècles. Celle d’un vin qui vieillit longtemps et s’affine.
On ne peut évoquer le négoce bordelais, son histoire et son avenir sans parler du rôle important des courtiers assermentés au nombre de 100, trait d’union obligatoire entre les deux familles distinctes du négoce et de la propriété. Une partie importante des chiffres évoqués plus haut passe entre les mains du courtier : il réunit acheteur et vendeur pour faire accepter un contrat de vente qui stipule les conditions du marché, le prix, les modalités du paiement et de la livraison. Il garantit la bonne fin de l’opération et sert de caution aux deux parties. Sa rémunération de 2% du montant de la vente est versée par le négociant qui l’a mandaté.
BORDEAUX, UNE GRANDE CAPITALE DU VIN
A l’aube du XXIème siècle, la ville de Bordeaux s’est métamorphosée sous l’impulsion de son maire Alain Juppé. Par la Fête du Vin, en alternance avec Vinexpo, la ville s’approprie cette richesse historique. Inscrite depuis 2007 sur la Liste du Patrimoine Mondial de l'UNESCO, elle s’apprête à le glorifier encore par l’ouverture en 2016 de la Cité des Civilisations du Vin.
La faculté d’œnologie intégrée dans l’ISVV (Institut Supérieur de la Vigne et du Vin) forme de plus en plus d’étudiants étrangers, qui participent au rayonnement de notre savoir-faire et véhiculent ainsi l’image d’un modèle encore inégalé.
Toutes ces « maisons » de négoce, ambassadeurs infatigables, aidées par les propriétaires des grands châteaux à travers un organisme de promotion, l'union des grands crus (UGC), partent inlassablement à la conquête du monde entier.
Que serait aujourd’hui le vin de Bordeaux sans l’occupation anglaise pendant trois siècles puis la venue de ces familles de grands entrepreneurs, qui ont marqué de leur empreinte autant Bordeaux que le vin du même nom ?
(1) Voir le livre Frédéric Berthault concernant les origines de la vigne à Bordeaux à travers une étude archéologique des vestiges souterrains (amphores): « Aux origines du vignoble bordelais » - Ed. Feret 2000.
(2) Association de villes commerçantes de la mer du Nord et de la Baltique.
(3) Comme Saint-Domingue (aujourd’hui République Dominicaine et Haïti)
(4) Comme Simon Beyerman venu de Rotterdam en 1620. Toujours en activité cette « maison » est aujourd’hui la plus ancienne.
(5) Ou repris par des groupes : Lichine, de Luze, Kressmann, Echenauer, Cruse.
(6) Autant de pratiques nouvelles initiées par les Hollandais passés maître dans le transport et la conservation, sinon l’affinage des vins.
(7) Les premiers verriers fabriquant des bouteilles pour le vin sont des Irlandais, vers la fin du XVIIème siècle.
(8) A la limite nord de leur survie avec une maturation lente à la fin de l’été (surtout pour le cabernet) et l’acquisition, pour le vin, d’une finesse et d’un potentiel de vieillissement incomparables.
www.bordeauxclassicwine.fr
Œnologue-Consultant, critique indépendant, bloggeur
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