8 Juin 2013
L’ouvrage* de Jörg Zipprick est une somme. Dès 1988, ce journaliste allemand, fin gourmet et déçu de ses expériences dans les grands établissements du genre, dénonce la cuisine aux additifs du chef catalan Ferran Adria (El Bulli à Rosas, 160 km de Barcelone).
Ses premières salves ne sont pas prises au sérieux. Comment se méfier du chef désigné, pour la quatrième année consécutive, « meilleur chef du monde » par le magazine britannique « Restaurant » ? Comment imaginer que la cuisine moléculaire est une imposture et, en plus toxique ? La grande cuisine est apparemment belle, pure, propre, vraie et émotionnelle. Il a fallu qu’un de ses confrères espagnols, triplement étoilé, lance une attaque virulente et qu’en même temps, les médias relatent les plaintes pour intoxication contre le « trois étoiles » anglais Fat-Duck du chef Heston Blumenthal, dit « l’alchimiste », pour que les écrits de Zipprick deviennent crédibles et que le doute commence à s’installer dans l’esprit du public.
En entrée, en complément de l’ouvrage, on propose de développer la question affligeante des additifs et des arômes dans l’agroalimentaire pour continuer, en plat de résistance, par la cuisine moléculaire, objet principal du livre. Tout est lié puisque cette modernité n’aurait pu émerger sans le soutien de l’industrie chimique et la complicité de chefs novateurs dont le génie a été porté au firmament par toutes les TV du monde.
LA CHIMIE DES ADDITIFS ET DES ARÔMES
L’industrialisation de l’alimentation, dès après la dernière guerre, a entraîné un usage croissant des additifs et des arômes dans un but technologique et organoleptique au service des géants de la distribution mais pas dans l’intérêt du consommateur. Il a fallu compenser la perte d’arôme, de goût et de couleur des produits issus d’une agriculture productiviste et limiter les risques sanitaires d’une longue conservation. Au départ, le quatuor sel-sucre-graisse-arôme est l’exhausteur de goût de base auquel sont venus s’ajouter les ingrédients d’une panoplie, toujours plus grande par les prouesses de la chimie, de synthèse principalement.
La C.E. autorise plus de 310 additifs dont 29 sont interdits en France, classés en 24 catégories : colorants, conservateurs (anti-oxygène, anti-microbes…), modificateurs du goût (édulcorants, acidifiants, exhausteurs de goût comme le sel, glutamate…), agents de texture (émulsifiants, gélifiants, stabilisants, épaississants), affermissants, antiagglomérants, moussants et anti-moussants, humectants, séquestrants, gaz…auxquels on attribue un code européen E suivi d’un nombre entre 100 et 1518. Ils proviennent de quatre origines : naturelle (chlorophylle, E 140), naturelle modifiée (un édulcorant tiré du glucose le sorbitol, E 420), synthèse d’une substance naturelle (acide ascorbique ou vitamine C, E 300), synthèse d’une substance artificielle (un colorant : jaune de quinoléine, E 104). Une grande partie des additifs sont assortis d’une D J A (dose journalière admissible) en rapport avec la toxicité potentielle de la substance évaluée par extrapolation de celle constatée sur l’animal de laboratoire par le C S A H (comité scientifique pour l’alimentation humaine). Cet avis n’est qu’une approximation de toxicité et ne tient pas compte des effets croisés entre plusieurs additifs ajoutés et des combinaisons avec les résidus de pesticides. De nombreux nutritionnistes et associations de défense des consommateurs (voir sur le site Que Choisir la liste des 30 additifs les plus dangereux) s’élèvent contre ces ajouts et dénoncent les dangers à court terme (gastro-intestinaux, allergies…) et à long terme par accumulation dans les graisses. Ils appellent à lire les étiquettes lorsqu’il y en a, et à éviter les aliments qui en affichent. Le fait que le bio n’autorise que 36 additifs montre qu’on peut s’en passer et que beaucoup sont introduits pour des raisons économiques tout en trompant le consommateur.
Un autre volet, non moins réjouissant de la chimie alimentaire, concerne celui des arômes qui se sont parallèlement multipliés pour renforcer l’odeur et le goût dans la bouche (flaveur), de conserve ( !) avec les additifs. La CE autorise l’usage de plus de 3000 arômes alimentaires naturels ou de synthèse, qui, pour l’instant, ne font l’objet d’aucune évaluation toxicologique. Les industriels font surtout appel aux arômes de synthèse issus de la parfumerie et de la pétrochimie, plus efficaces souvent que les arômes naturels et beaucoup moins chers, comme par exemple l’acétate d’isoamyle (banane) ; la vanilline ou l’éthylvanilline : vanille ; la pyridine (truffe…). Vendus en solution ou en spray, ils concernent toutes les familles odorantes - fruits, fleurs, légumes, aromates, condiments, balsamiques, empyreumatiques (fumée, toasté, pain grillé…) - et peuvent être présentés en mélange ce qui rend l’offre illimitée. En circulant sur les sites marchands, on est étonné de trouver en plus des arômes de cuisine dits « de transformation » pour « aider » ! les chefs ou les particuliers : arômes de viande (agneau, bœuf, canard rôti, bacon, volaille, foie gras…), poisson, mollusques (coquillages, huitre, moule…), crustacés (langouste, langoustine, homard, crevette, crabe…), caviar, champignons (cèpe, girolle, morille, truffe blanche et noire, champignon de Paris…), fromages (chèvre, roquefort,…), pâtisserie (crumble, tarte-tatin, tiramisu, praliné, nougat, croissant…), etc. La CE impose de mentionner sur les aliments emballés, à côté des codes E, « arômes naturels » ou simplement « arômes » s’ils sont de synthèse. Aucune obligation pour les artisans : boulanger, crémier-fromager, charcutier, boucher, confiseur, chocolatier, glacier, traiteur, restaurateur, apiculteur, viticulteur (sauf mention des sulfites)…
LES DESSOUS PEU APPETISSANTS DE LA CUISINE MOLECULAIRE
Et c’est ainsi, grâce à cet arsenal chimique, que la grande histoire du moléculaire a commencé. Quelques chefs étoilés bénéficiant du concours d’un physico-chimiste français zélé, spécialiste du fait culinaire, Hervé This, ont décidé de révolutionner la cuisine. Zipprick nous apprend, force détails, que ce mouvement est la « vitrine cachée de l’industrie chimicoalimentaire ». Il en donne pour preuve le projet Inicon (Introduction de technologies innovantes dans la gastronomie pour la modernisation de la cuisine) subventionné par l’U E et l’industrie chimique. Il indique les sommes rondelettes qu’ont reçues les maîtres alchimistes, Adria et Blumenthal, pour élaborer de nouvelles recettes et mettre au point, à cet effet, les ustensiles high-tech adéquats. Il remet en cause le statut autoproclamé d’inventeur de ces aventuriers de l’assiette, indiquant que les techniques utilisées sont depuis longtemps en vogue dans l’agro-alimentaire. Il insiste sur le fait que ces tables ne sont que le champ d’essais de ces nouveaux outils et de l’utilisation savante des ingrédients que des sociétés écrans distribuent dans le monde entier : évaporateur rotatif, thermoplongeur, sonde à ultrasons, seringue, pipette, siphon, centrifugeur, ph-mètre, multiaromatiseur, cloche pour fumoir, appareil à sphérification, à émulsion chaude et froide, solutions tampon…tout pour faire des bulles, nuages, écumes, perles, cristaux et autres effets spéciaux et des gelées, damiers, émulsions, superpositions … pour déconstruire le produit originel et le reconstruire avec des additifs et des arômes, base de la création nouvelle. En effet, on se rend bien compte que la matière est recolorée ou décolorée, recomposée, combinée, souvent en bouillie, du moins molle, parfois semi-gazeuse, évanescente sur le palais, ne laissant très rapidement que la persistance de l’odeur. Donc, du rien à mâcher ou presque, une cuisine sans relief ne laissant que s’accorder les vins blancs secs ou les finos (Xerès) mais surtout pas les vins rouges et qui, après une cascade de trente-deux plats Chez El Bulli, vous laisse passablement aviné. Nous citerons quelques créations emblématiques dont le support souvent majoritaire est un additif très prisé et vendu sur les sites dédiés. La terrine de basilic gélifié à l’acide alginique (E400), la crème de jambon ibérique à la gomme de xanthane (E 415), l’ambre de cèpes et concombres en fleurs gélifiées au carraghénane (E 407), la gelée chaude de langoustine à l’agar-agar (E406), le caviar de melon à l’acide alginique (E 400) et au chlorure de calcium (E 509), l’air glacé de parmesan au citron vert et à la lécithine de soja (E322), la croquette sphérique inversée au jambon, au glutamate de calcium (E578) et au lactate de calcium (E327) et pour dessert la glace tiède à la méthylcellulose (E 461).Si on obligeait ces chefs à annoncer le menu de cette façon, la liste d’attente serait certainement moins longue. Le droit à la création ne peut exonérer les chefs de leur devoir de transparence vis-à-vis cette chimie utilisée sans contrainte et sans mention des ingrédients.
On va plus loin avec la visite du site www.texturas Albert y Ferran Adria. Le chef catalan et son frère proposent auprès des professionnels et des particuliers** les additifs usuels de leur cuisine ainsi que la panoplie technicochimique, pour innover et réaliser de substantielles économies. Comme l’évoque Zipprick, les additifs coûtent beaucoup moins cher que les produits ! El Bulli est bien le show-room de la société Texturas et la fermeture du restaurant annoncée pour 2012 ou 2013 pour des raisons qu’on peut imaginer, n’empêchera pas ses fondateurs de gagner, dans l’ombre, beaucoup d’argent avec cette parodie à effets spéciaux, cette « technochimisation » de la cuisine.
LE RETOUR DE BÂTON
Le succès foudroyant et universel de cette cuisine révolutionnaire connaît un premier retour de bâton en 2008 dans le magazine Stern sous la plume de Zipprick : « Colique pour cinq personnes » pour évoquer la fameuse spirale d’olive de Ferran Adria : 100 g de thaumantine (E 957, édulcorant) + 1,5 g de sucroesters (E 473, émulsifiant) + 1,5 g d’ester polyglycérique (E 475, émulsifiant), soit 103 g d’additifs pour 45 g d’huile d’olive. Sur ces entre-faits on apprend les ennuis du restaurant anglais Fat Duck, obligé de fermer sous le coup de 529 plaintes (!) pour intoxications alimentaires, troubles gastro-intestinaux… Enfin, un écho meurtrier de ces révélations se fait entendre en Espagne par la voix de Santi Santamaria, trois étoiles barcelonais : « Les additifs de l’alchimiste catalan ne sont pas sans danger, ses créations ne sont qu’une fiction, et sa cuisine dite moléculaire est une supercherie subsidiée par la chimie alimentaire » (cité par le Monde du 29 11 2009).
Ces cuisiniers, qui refusent le terroir – certains s’en vantent - et le noient dans un tourbillon physico-chimique contemporain, sont aussi des penseurs. Ils se réfèrent à la déconstruction, à la destruction philosophique de Derrida ou à la démolition nietzschéenne pour justifier leur engagement novateur. Cette transposition à la cuisine moléculaire est parfaitement opportune. Un repas chez El Bulli suffira à bien intégrer (digérer ?) ce concept postmoderne de la gastronomie. Il est cependant à remarquer que la démarche minimaliste de ces toqués (!) s’arrête quand il faut payer l’addition.
Alain Ducasse, autre pourfendeur de cet épiphénomène de la cuisine, se refuse à parler de création. Il dit préférer le produit sans création que l’inverse. A l’image de quelques confrères, il milite pour une cuisine sans maquillage, faite de bon sens et de simplicité pour exprimer l’essence même du produit de haute qualité.
*« La cuisine moléculaire de Jörg Zipprik » 223 p. Ed. Favre 2009
**Texturas propose un kit d’initiation à la cuisine moléculaire, « le moléculaire à la portée de tous » et un DVD de 84 recettes pour éblouir…et empoisonner ses amis.
Œnologue-Consultant, critique indépendant, bloggeur
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