1 Février 2014
Les règles du jeu du nouveau classement ont été voulues transparentes et équitables. En est-il vraiment ainsi ? Que penser de l’accession des Ch Angélus et Pavie au rang suprême ? Ou des extensions de six crus sur des terroirs parfois moins qualitatifs ? On retiendra que ce nouveau classement marque un indéniable recul du terroir sacrifié sur l’autel de la spéculation foncière. Et le goût du vin des promus ? Pour la majorité, l’expression identitaire du vin, l’authenticité, la subtilité, sont les victimes de cette « Guerre du Goût » (1) qui sévit à Bordeaux depuis 30 ans. Néanmoins, tout n’est pas perdu. Une moitié des crus du classement 2012 sauve l’honneur du terroir de Saint-Emilion. Les vrais amateurs pourront encore s’en émouvoir.
Après quatre années d’un âpre combat judiciaire mené par cinq propriétaires de crus déclassés sur onze (2) et pas moins de dix décisions de justice, le classement de 2006 (3) a été définitivement annulé par le Conseil d’Etat. Cet imbroglio préjudiciable à l’A O C et à l’ambiance vigneronne locale, est à la hauteur des énormes enjeux financiers.
Ne restera-t-il qu’un mauvais souvenir après l’officialisation en novembre 2012 du nouveau classement ? Rien n’est moins sûr. Revenons sur la genèse de ce nouveau classement qui fait déjà polémique.
Pour rédiger un nouveau règlement - officialisé en juin 2011 - avec une volonté nouvelle de transparence et une protection juridique optimale, il a fallu pas moins de deux ans à l’INAO (Institut National des Appellations d’Origine dépendant du Ministère de l’Agriculture) avec le concours des dirigeants Hubert de BOUÄRD, Président de l’O. D. G. (4) de Saint-Emilion et Jean-François QUENIN, Président du Conseil des Vins de Saint-Emilion. Ce règlement a été établi avec l’idée novatrice de créer une commission indépendante de sages composée de personnalités extérieures à Bordeaux. Cette commission étant chargée de « valider » les propriétés classées selon les procédures d’examen mises en place. Précisons aussi que le nouveau classement ne relève plus d’un concours avec un numerus clausus mais d’un examen. Le champ était donc libre aux promotions.
L’autre innovation a été de confier les procédures d’examen à deux organismes certificateurs indépendants (5) nommés par l’INAO, ce qui n’était pas le cas pour le classement de 2006 annulé.
Initialement, le projet de règlement envisageait une note globale sur 20 pour classer les crus :
La note se décomposait ainsi : dégustation 50%, notoriété 20%, terroir 20%, visite des crus 10%.
Certains 1ers GCC du classement antérieur n’étant pas d’accord avec cette grille et n’admettant pas la disparition des deux sous-classes suprêmes A et B, une lutte d’influence a forcé l’INAO à revoir sa copie. Un classement sans les 1ers GCC A était en effet inenvisageable ; aussi la dernière mouture du règlement a finalement réintroduit les sous classes A et B, offrant aux crus ayant obtenus 14 ou plus et qui sollicitaient le rang de 1er GCC, une nouvelle grille de notation : dégustation 30%, notoriété 35%, terroir 30%, visite des crus 5%.
Et pourtant, comment concevoir une grille qui minimise ainsi la dégustation pour les 1ers GCC ? Cela aurait dû être l’inverse. A-t-on soumis aux dégustateurs un archétype de ce que doit être un vin de 1er GCC ou tout simplement un vin de GCC ? On en doute à la lecture du classement où, à chaque niveau de la hiérarchie, le style du vin le plus mondialisé côtoie le classicisme le plus abouti !!
Sur 96 dossiers déposés, 82 crus ont été admis dans le nouveau classement de 2012 - 64 GCC, quatorze 1ers GCC B, quatre 1ers GCC A -, quatorze n’ont pas été retenus, dont deux GCC : Tour du Pin Figeac (Giraud) et Corbin Michotte, et on ne compte pas moins de 22 promotions : seize GCC, quatre 1ers GCC B et deux 1ers GCC A, Ch. Pavie et Ch. Angélus.
Notons au passage que les crus recalés de l’ancien classement annulé sont tous reclassés sauf un, ceci marquant une volonté de satisfaire le plus grand nombre.
On ne cherche plus comme par le passé – autant d’entrants que de sortants – à limiter les surfaces classées. On passe de 800 ha en 1996 (16% des 5500 ha de l’AOC) à 1300 ha en 2012 (24%). La progression en nombre est aussi spectaculaire, de 68 en 1996 à 82 en 2012, sans tenir compte des crus classés fusionnés.
En effet, lors de la publication de la liste du nouveau classement (6), stupéfaction ! Cinq GCC et un 1er GCC B (7) disparaissent, englobés par leur maison-mère, parfois mieux classée et dans ce cas faisant une plus-value foncière colossale ! Une nouveauté que le règlement ne prévoit pas expressément.
Ces crus-là ont-ils déposé un dossier pour se maintenir et ont-ils franchi les épreuves avec succès ? Ou bien l’autorisation de fusionner tout ou partie des parcelles a-t-elle été donnée par l’INAO dans le secret ?
On est loin du classement de 1986 qui avait vu la descente de Ch. Beau-Séjour-Bécot, 1er GCC B, rétrogradé en GCC pour avoir intégré les parcelles de son cru voisin, Ch. La Carte. Oubliées aussi les critiques récurrentes de Saint-Emilion vis-à-vis des crus classés du Médoc libres de se répandre sur des terroirs moins qualitatifs. Si ces fusions sont étonnantes, toutes ne sont pas scandaleuses quand le terroir nouvellement inclus est comparable, mais il n’en est pas de même pour tous, c’est-à-dire quand un 1er GCC A ou B « avale » un GCC. Les parcelles feront-elles du premier vin, du second, du troisième vin ?
Autre stupéfaction : la montée des Ch. Angélus et Pavie 1ers GCC B à la plus haute marche, aux côtés des illustres Ch. Ausone et Cheval Blanc 1ers GCC A. Leur terroir respectif a-t-il le niveau où on les attend ? L’histoire ne l’atteste pas. Et leur style anticlassique, moderne, mondialisé, s’accorde-t-il avec le prestige de cette promotion ? Les Ch. Canon, Clos Fourtet, Figeac 1ers GCC B, vénérés par les grands amateurs de France et d’ailleurs, n’auraient-ils pas mérité d’être avec eux ou, mieux, à leur place ? Cette promotion suscite beaucoup d’interrogations.
Sans douter de la transparence des épreuves, on est tout de même étonné d’apprendre que H. de BOÜARD (8), copropriétaire de Ch. Angélus, est aussi Président du Comité Régional de l’INAO et membre du Comité National de l’INAO où il siège dans les commissions qui ont entériné le règlement et nommé la commission des sages ! Faut-il voir un fait du hasard que tous les membres de la commission des sages (9), chargés de « valider » le classement, sont des membres actuels ou anciens du Comité National de l’INAO ? Si on comprend bien, l’INAO qui met en place le règlement, les procédures d’examen… demande également à ses membres (ou anciens) de « valider » les résultats. Cette institution de tutelle serait-elle juge et partie ?
Comment expliquer que l’INAO ait cédé aux revendications des 1ers GCC de retrouver les deux sous-classes A et B et de bénéficier dans la grille d’évaluation d’une dégustation représentant 30% de la note finale au lieu de 50% pour les autres (GCC) ? Curieux. Comme aussi l’autorisation accordée par cette même institution à six crus de fusionner, dont Ch. La Tour du Pin (10), propriété de B. ARNAULT et A. FRERE, avec Ch. Cheval Blanc, et la fabuleuse plus-value acquise ipso-facto par ces terres !
N’est-on pas surpris d’apprendre aussi que le Président de l’INAO jusqu’en 2012 n’est autre que Yves BESNARD, ancien bras droit de B. ARNAULT pour les vignobles LVMH !
Comment ne pas voir aussi le déclassement de Ch. La Tour du Pin Figeac (Giraud) comme une aubaine pour son illustre voisin d’agrandir encore son assiette foncière !
Enfin, que dire de la promotion de Ch. Quinault L’Enclos - acquis par B. ARNAULT et A. FRERE en 2008 -, sis sur une piètre tenure, sablonneuse (11) ? N’importe quel cru parmi les 750 de l’AOC Saint-Emilion peut donc prétendre au classement puisque le terroir n’est plus éliminatoire !
Tous ces faits qui suscitent beaucoup d’interrogations sont-ils l’empreinte « d’une intervention divine » (12) ou la manifestation d’heureuses coïncidences ?
Pourquoi ce classement qualifié par la presse de « consensuel » n’a-t-il pas admis Ch. Croque-Michotte, déclassé en 1996, et pourtant d’un niveau qualitatif (classique) remarquable, qui plus est, en bio depuis 1999 (13) ? Faut-il y voir une sanction contre son propriétaire Pierre CARLE qui dénonce de longue date les modalités du classement mis en place par les dirigeants ? Quelle imprudence quand on connaît la combativité de ce vigneron qui, associé aux deux recalés, vient de déposer un recours en annulation du classement 2012 devant le tribunal administratif !
Au-delà de ces observations, de ces interrogations, que penser du vin des crus promus ? Pour la majorité, le goût du vin subit l’influence de la critique américaine, un forçage, un maquillage, parfois outrancier, qui transgressent le terroir. A Saint-Emilion, plus qu’ailleurs, « La Guerre du Goût » (1) se gagne par la fabrication de « blockbusters », monstres noirs comme de l’encre, sur-extraits, doux, souples (acidité basse) et évidemment sur-boisés (le goût américain !). Des clones mondialisés, d’une commune sapidité. C’est ce que la commission de dégustation indépendante a promu, parfois au détriment de vins classiques. La plupart des dégustateurs, les jeunes en particulier, ont intégré ce goût mondialisé, celui qui gagne. Un des grands propriétaires de Saint-Emilion, n’a-t-il pas déclaré avec cynisme : « seuls les vins maquillés sortent en dégustation » ? Comme les bonnes notes propulsent le prix et que le prix fait partie des critères retenus pour le classement, le prix fait la qualité. La boucle est bouclée.
Ce palmarès glorifie les puissants, les investisseurs venus d’ailleurs dans ce paradis de l’or rouge et tous ceux qui par, tous les moyens (1), cherchent à plaire à la critique dans les dégustations marathon plutôt qu’à l’amateur de vins fins. Gérard MARGEON, le sommelier du Plaza Athénée d’Alain DUCASSE, déclare dans « La Guerre des Vins » (14) : « quand un entrepreneur fortuné rachète une propriété, le goût du vin va changer, il y aura moins de sensibilité dans la bouteille. J’entends dire que la qualité s’améliore mais je n’en suis pas certain ».
Ce nouveau classement démontre le recul évident de la notion de terroir, sacrifié sur l’autel de l’argent et de la mondialisation, particulièrement pour les nouvelles promotions
Nonobstant ce constat, affirmons haut et fort, que tous les producteurs classés ne vendent pas leur âme au marché. La moitié des crus classés* honore la tradition bordelaise historique des vins fins, équilibrés, capables de vieillir et susceptibles d’émouvoir les palais les plus exigeants.
La liste ci-après donne à l’amateur une idée des crus du nouveau classement qui ont la volonté d’élaborer un vin de terroir, authentique, apte à un vieillissement harmonieux. Les dégustations récentes qui ont présidé à ce recueil ont porté sur les millésimes 2009, 2008, 2007, 2006, 2005 ou beaucoup plus loin pour certains. Cette liste ne présume pas des millésimes récents (2010, 2011) car, à tout moment un propriétaire, peut changer de cap, de consultant, et dévier de son projet initial.
*PREMIERS GRANDS CRUS CLASSES
Château Cheval Blanc (A)
Château Canon (B)
Château Beau-Séjour-Bécot (B)
Château Bélair-Monange (B)
Château Figeac (B)
Clos Fourtet (B)
Château La Gaffelière (B)
Château Trottevieille (B)
*GRANDS CRUS CLASSES
Château Balestard la Tonnelle
Château Berliquet
Château Cadet-Bon
Château Capdemourlin
Château Chauvin
Clos des Jacobins
Château Corbin
Château Couvent des Jacobins
Château Côte de Baleau
Château Dassault
Château de Ferrand
Château de Pressac
Faurie de Souchard
Château Fonroque
Château Grand Corbin-Despagne
Château Grand Mayne
Château Grand-Pontet
Château Guadet
Château Haut-Sarpe
Château la Clotte
Château la Marzelle
Château la Serre
Château Laniote
Château Laroque
Château Laroze
Château les Grandes Murailles
Château Moulin du Cadet
Petit Faurie de Soutard
Château Ripeau
Château Saint-Georges-Côte-Pavie
Clos Saint-Martin
Château Tertre Daugay
Château Villemaurine
Château Yon-Figeac
VERITAS étudie les dossiers de candidature (6000 € pour les GCC et 7500 € pour 1er GCC) comportant les études d’assiette foncière avec la géo-pédologie, la notoriété, les prix… et procède aux visites des propriétés pour noter le vignoble, les chais, la protection environnementale, les sites d’accueil pour l’oenotourisme…,
FRANCK DUBOURDIEU
BORDEAUX LE 01 02 2013
Œnologue-Consultant, critique indépendant, bloggeur
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